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Le Temps d’aimer, territoire chorégraphique transfrontalier

Redéfinir le ballet, jouer avec les bêtes et réinventer l’être-basque : Biarritz, terre des possibles.

Le Temps d’aimer affiche avec conviction sa vocation transfrontalière. Non seulement par une virée de la programmation à Errenteria, en Pays Basque espagnol, mais aussi et surtout par la venue de compagnies de Navarre. Le rouge et le vert étant les couleurs du drapeau basque, la référence était parfaitement lisible quand le B-Boy Aritz Lopez (Cie Proyecto Larrua) débarqua avec une réinterprétation fulgurante de ce code chromatique : Rouge pétant pour sa combinaison d’ouvrier-toréador et vert pour les paysages du Pays Basque, condensés dans un rouleau de gazon.

Le titre, tout aussi percutant : Sangre y clorofila. Un pas de deux où le tapis vert devient, au fil des figures de danse break, le négatif du tapis rouge, se mue en muleta du toréador, en manteau royal, en appui et en piège. L’objet transactionnel fait même office de peau de bête pouvant renvoyer à la montagne comme à la tradition carnavalesque du Pays Basque. Autant d’invention dans un seul objet, autant de références inspirées et souvent ironiques aux cultures qui constituent des récits nationaux contradictoires méritent d’être saluées.

Galerie photo : Sangre y clorofila d'Aritz Lopez © Thomas Hahn

On imaginait tout aussi bien débouler sur la même place Clémenceau, en plein centre-ville, le Japonais Akira Yoshida, B-Boy cosmopolite évoluant en Navarre, avec sa petite valise à roulettes. Son solo, version contemporaine du motif éternel du voyageur déraciné qui porte sa malle telle une croix, semble comme fait pour l’espace public. Yoshida arriva cependant sur la scène du Théâtre du Colisée, comme dans une gare ou un aéroport, désorienté et en prises avec l’objet, tantôt complice, tantôt rebelle. Cependant le bagage se révéla réfractaire surtout en ce qu’il refusa à l’artiste le surplus d’imagination dont bénéficie Sangre y clorofila. C’était comme si des décennies de recherches et de formation en écriture et technique de théâtre gestuel avaient été balayés pour repartir de zéro. Pour une longue errance ?

Ani-mots

Le titre de son solo, Burial of the Bark, peut renvoyer à l’enterrement d’une barque, à un aboiement ou à une écorce.  L’anglais prévoit les trois choix et Yoshida semble laisser la question ouverte. Un chien, en tout cas, ne s’est pas manifesté.

Aussi peu que le crocodile de Martin Harriague ! Si son duo avec Emilie Leriche porte ce titre, c’est que l’animal, sous forme empaillée, est, semble-t-il, présent dans la maison familiale du chorégraphe bayonnais. Et on a pu voir Harriague, pendant les répétitions, porter un gros objet emballé. « C’est le crocodile », dit-il alors. Mais à voir l’épure de sa scénographie à l’inspiration zen, on se dit que la bête aurait fait tache et qu’il avait bien fait de la ramener à son domicile. Par ailleurs, personne ne s’était rendu au Théâtre Michel Portal à Bayonne pour guetter l’alligator.

Et le duo Harriague/Leriche dévoila une écriture fine et complexe, riche et fluide, où aucun geste ne semble se répéter, du début à la fin. L’écriture et la composition y offrent tant de regards sur le rapport entre deux êtres qu’on imagine facilement ce duo comme une pièce tout-terrain, qui existera parfaitement sans sa (très belle) scénographie. (1) Et si leur vie de couple perdure, on leur commanderait volontiers un feuilleton, pour qu’ils nous dansent la suite de leur aventure partagée, tous les cinq ans environ, faisant confiance que leur créativité ne s’épuisera pas. La danse, tel un crocodile qui sort la tête de l’eau quand il flaire une occasion de satisfaire ses envies.

Résonances territoriales

Mais la bête était bien présente ! Avec ses longs cheveux noirs et son masque de bouc, Sun-A Lee joua un peu sur la peur, mais surtout sur les comportements très masculins, avant de révéler la fragilité dissimulée par tant d’attitudes grandiloquentes. Elle ne croyait pas si bien tomber, à Biarritz. « Le bouc a une grande importance au pays Basque », confirma Thierry Malandain. Et pas que lui. Les sports basques – on pouvait lire dans certaines figures de Sangre y clorofila  des allusions à ce répertoire si particulier – ainsi que les danses et rituels (comme chaque année déployés sur la place publique) ne sont pas en reste. Et on pouvait tout à fait lire chez Sun-A Lee, dans la création du quatuor Re Cover, l’invention d’un rite ancestral fictif résonnant parfaitement avec ce territoire.

Les Cover Pieces  de la Coréenne [notre critique] ayant ouvert le festival, le soir apporta la fête, avec Skorpion, présenté comme artiste issu de la mouvance urbaine qui anima la dance floor du festival avec un bal et des performances  en forme de corps de ballet déjanté. Où les masques à gaz arborés par les danseurs, dans leurs unissons entre tradition basque et danses urbaines, répondirent avec force à l’animalité du bouc dans Un Cover de Sun-A Lee, qui rappelle de loin Le Grand Bouc  ou Le Sabbat des sorcières  de Goya. Et dehors, sur la façade, on distingua sur l’enseigne du lieu, à gauche et à droite, deux têtes de brebis…

Redéfinir le (statut du) ballet ?

Pas impossible qu’on dira un jour que le CCN et Le Temps d’aimer ont contribué à redéfinir l’idée même de ballet. En tout cas, Malandain et son équipe y travaillent, quasiment au quotidien. Par exemple, en organisant la Rencontre des Ballets français, autour de la vaste question de la place des ces ensembles dans le paysage chorégraphique français d’aujourd’hui et demain. On y parla de l’apparition récente du terme de CCN-ballet désignant les grands ensembles permanents. Et de l’importance d’échanges au quotidien entre ceux-ci, de coproductions etc. Pour se sentir « moins isolés ». Cela aussi en tissant des liens avec les ballets des maisons d’opéra. Ce qui aide à mieux défendre la place de la danse dans ces maisons comme à défendre le statut de la forme artistique dans le paysage chorégraphique. Et des rapports entre institutions qui étaient marqués par la rivalité sont devenus coopérateurs, malgré la différence des statuts – CCN vs. maison d’opéra etc. – et des modes opératoires, de l’organisation au statut des danseurs et des dispositifs consacrés à leur santé.

Galerie photo : Don Quichotte de Po-Cheng Tsai par le Ballet de Berne © Caroline de Otero

Martin Harriague, la veille encore en train de faire évoluer son travail de créateur par un revirement stylistique très remarqué, faisait partie du cercle, en portant sa casquette de directeur du Ballet de l’Opéra Grand Avignon. Il s’était lancé dans ses premières épreuves lors du concours de jeunes chorégraphes de ballet, à Biarritz, avant de devenir artiste associé du Malandain Ballet. Et lui, comme d’autres de sa génération, ont fait évoluer l’esthétique de ce concours, devenu une forme de programme d’insertion professionnelle, vers plus d’ouverture et des propositions moins classiques, comme le constatent les compagnies impliquées dans son organisation.

Est-ce l’expérience transfrontalière en Pays Basque qui a donné à Malandain et son équipe, notamment à Yves Kordian (directeur délégué), ces idées et le courage de travailler à faire tomber les barrières ? Ou était-ce déjà cette expérience fondamentale de réussir à convertir à la danse une région qui, avant l’ouverture du CCN, ne jurait que par le rugby ? Les choses évoluent et Malandain constate que parmi les spectacles du festival qui sont proposés par les troupes permanentes, les ballets donc, les places se vendent plus rapidement pour les propositions contemporaines que pour le répertoire du 19e siècle. « C’est l’effet des confinements, qui ont incité de nombreux Parisiens à s’installer sur la côte », explique-t-il. La base cependant est bel et bien le travail accompli par la compagnie et le festival, en un quart de siècle sous la direction de Malandain. D’où toute la difficulté à trouver une succession à sa hauteur.

Thomas Hahn

(1) Ce sera le cas, pour la première fois, au festival Cadences à Arcachon, le 21 septembre.

Photo de preview : Skorpion à la fête d'ouverture du festival Le Temps d'Aimer © Thomas Hahn

 

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