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« Forever (Immersion dans Café Müller de Pina Bausch) » de Boris Charmatz
Une déconstruction géniale de Café Müller signée Boris Charmatz, artiste complice de cette 78e édition du Festival d’Avignon, permet de retrouver l’essence et la dimension révolutionnaire de la chorégraphie de Pina Bausch.
Dans la FabricA à Avignon, on entre en files pour s’asseoir autour de l’espace de jeu mis à nu sur des des praticables, sièges provisoires en tout cas qui promettent de voir les danseurs de près. Et effectivement, Forever (Immersion dans Café Müller de Pina Bausch) porte à merveille son titre. A savoir, on ne « voit » pas Café Müller, on est plongé dedans ! Comme pour un cinéma permanent, les vingt-cinq interprètes se succèdent pendant sept heures, par tranches de 45 minutes (la durée de Café Müller) suivi d’un intermède de 25 minutes. A chaque séquence, la distribution change. Il est conseillé de rester deux heures…
Galerie photo : Laurent Philippe
Au début, les danseurs sont en tenue de travail. Il n’y a ni décor, ni accessoires. Façon de remonter aux origines de cette création mythique de 1978. Une « Pina Bausch » en sudisette nous raconte qu’ « au début, il n’y avait pas de chaises » dans Café Müller. « mais ça n’a pas marché, alors on essaie encore… et encore, et d’un coup !... ». Donc pas de chaises ! En tout cas au début. Car elles vont être peu à peu apportées par les interprètes de cette distribution hors pair, qui mélange les plus anciens « de chez Pina Bausch » comme Nazareth Panadero, Michael Strecker ou Jean Laurent Sasportes, aux plus jeunes de [terrain] Letizia Galloni, Simon Le Borgne et Naomi Brito qui composent désormais ce nouveau Tanztheater Wuppertal dirigé par Boris Charmatz.
Galerie photo : Laurent Philippe
En revenant à l’essentiel, à savoir la danse de Pina Bausch (1940-2009) et les intentions premières d’une création à coloration autobiographique[1], dans laquelle elle interprétait le rôle principal qu’elle n’a jamais laissé à personne d’autre de son vivant, Boris Charmatz a réussi un coup de maître : raviver ce répertoire en train de se flétrir. Car, comme on a pu le constater récemment à l’Opéra de Paris avec Barbe-Bleue, chef-d’œuvre de 1977, devenu assez... barbon en 2024 [lire notre critique], vouloir imiter Pina est un pari perdu d’avance, et remonter la pièce à l’identique avec les anciens de la compagnie lui fait jouxter la caricature.
Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi ! » (« Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout ») disait Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard. En voici une démonstration magistrale !
Galerie photo : Laurent Philippe
Or, ce dispositif ouvert, où la chorégraphie « s’éclate » dans l’espace, permet de renouveler totalement la vision de ce Café Müller, de briser ce « temple » que Nazareth Panadero évoque si justement dans ce Forever : « Quand je suis entrée dans Café Müller, c’était déjà une pièce « sacrée ,» alors j’avais déjà l’impression d’entrer dans un temple, ça m’a facilité la place que je devais reprendre. Ne pas déranger. ».
En lui enlevant son statut de monument chorégraphique, ça l’a libérée de cette révérence, cette intangibilité qui l’entravait plus encore que les fameuses tables et chaises, pour rester ce qu’elle était : : le laboratoire d’une nouvelle danse, où viennent s’inscrire dans les corps une chorégraphie à fleur de peau.
Galerie photo : Laurent Philippe
Et la gestuelle est magnifique dans cette nouvelle interprétation, où les tics bauschiens finissent par disparaître à force de répétitions. Ce solo si emblématique de Pina elle-même prend une douceur de larmes rentrées, un trio où deux hommes tentent de porter une femme retrouve sa dimension ambiguë entre abandon et manipulation, les bras des femmes semblent chercher une issue, ou vouloir retenir le fantôme de l’absent, les couples se cognent au mur…
Galerie photo : Laurent Philippe
Dans la deuxième séquence, ils réendossent les costumes d’origine, la longue nuisette de Pina, la robe en satin rose, la verte avec la perruque rousse… mais les personnages sont brouillés, ils passent de l’un à l’autre, et finalement, ça a si peu d’importance. Car ce qui reste de cette réécriture, en forme d’installation, c’est la persistance de toutes les subtilités de l’amour et de l’attirance, des premiers émois aux blessures oubliées, inscrites dans ces corps qui s’offrent et se reprennent, se tordent et s’affaissent, se ploient infiniment comme on déplie le temps, ou se caressent avec une tendresse ineffable, comme ce duo d’hommes que nous n’avions jamais repéré d’une beauté époustouflante. Le tout sur un texte absolument splendide d’Hervé Guibert, et des extraits de ceux de Raimund Hoghe dits par Audrey Bonnet. Somptueux !
Agnès Izrine
Le 15 juillet 2024, La FabricA, 78e édition du Festival d’Avignon
[1] Elle raconte qu’enfant, elle se cachait sous les tables du café que ses parents tenaient, à Solingen où elle est née, donc en 1940. Qu’a-t-elle vu alors ? Notamment dans la toute petite enfance ? Cette femme rousse à manteau vert qui marche à petits pas pressés et ne doit « ne pas déranger » selon Nazareth Panadero, a-t-elle quelque chose à cacher ? Est-ce ce qui l’a poussée à penser « dansons, dansons, sinon nous sommes perdus ? » Autant de questions qui resteront sans réponse.
Avec l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal, les invitées et invités* : Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli, Boris Charmatz, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Letizia Galloni, Scott Jennings*, Lucieny Kaabral, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Milan Nowoitnick Kampfer, Nazareth Panadero*, Héléna Pikon*, Jean Laurent Sasportes*, Azusa Seyama-Prioville, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Frank Willens, Tsai-Chin Yu
Conception Boris Charmatz
Collaboration artistique Magali Caillet Gajan
Lumière Yves Godin
Vestiaire de travail Florence Samain
Direction des répétitions de Café Müller Barbara Kaufmann, Héléna Pikon
Café Müller est une pièce de Pina Bausch
Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch
Scénographie et costumes Rolf Borzik
Musique Henry Purcell
Droits de représentation Verlag der Autoren, Francfort-sur-le-Main, représentant la Pina Bausch Foundation
Direction technique Jörg Ramershoven
Régie plateau Dietrich Röder, Martin Winterscheidt
Régie lumière Robin Diehl, Yves Godin
Régie son Andreas Eisenschneider, Karsten Fischer
Régie de scène Andreas Deutz
Coordination costumes Anke Wadsworth
Habillage Katherina Fröhlich, Renatus Matuschowitz
Physiothérapeute Bernd Marszan
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