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Nicole Seiler “ Human in the Loop”.
Un des spectacles les plus réussis de la Biennale de Venise, programmé par Wayne McGregor, directeur artistique pour le Département Danse.
Après Arkadi Zaides et son formidable The Cloud [lire notre critique], Nicole Seiler s’attache à son tour à la recherche chorégraphique « sous IA » pourrait-on dire, ou « Que se passe-t-il lorsqu’une intelligence artificielle participe à la création d'une chorégraphie ? ». Et comme pour la pièce de Zaides, Human in the Loop, est l’une des pièces les plus intéressantes vues dernièrement, mais si l’usage de l’IA leur est commune, leurs attendus comme leurs développements diffèrent totalement.
Chez Nicole Seiler un danseur et une danseuse (Clara Delorme et Gabriel Obergfell) entrent sur le plateau. Ils ont l’air un peu surpris d’être là. Leurs mouvements sont un peu hésitants. Leurs bras se contorsionnent, tandis que leurs têtes piquent en avant comme des poules. Ils recommencent du début cherchent quelque chose avec leurs pieds, tout en enchaînant de petits soubresauts. On finit par remarquer des oreillettes. Obéiraient-ils à quelque ordre intimé dans leurs oreilles ? La réponse arrive avec une nouvelle reprise où, cette fois, une voix édicte précisément les mouvements à effectuer. A moins qu’elle ne les commente intégralement. Pour l’instant, c’est de l’ordre de l’indécidable. Mais bientôt, quelques décalages et difficultés ou interrogations dans les yeux de Clara et Gabriel nous font plutôt pencher pour des consignes à suivre. Serait-ce une nouvelle expérience de type Milgram[1] mais revue et corrigée par la lecture de Spinoza « On ne sait pas ce que peut un corps »[2]. Car voilà une interrogation du vieux Monde vite balayée par l’Intelligence Artificielle, car elle, elle sait ce que peuvent les corps et peut-être même peut-elle en apprendre un peu plus en manipulant ces deux-là ! Et que fait-elle réellement cette IA ? Écrit-elle ou décrit-elle le mouvement ? La danse ?
La réponse est donnée en direct « Iels sont équipés d’oreillettes bluetooth dans lesquelles ils entendent les instructions à exécuter sur scène. Ces instructions sont générées avant la représentation par une Intelligence artificielle qui a été entraînée sur une série de descriptions chorégraphiques ».
En attendant, à chacune des sessions de reprise, quand Clara et Gabriel se repositionnent, la gestuelle évolue, tandis qu’un nouveau mot entre dans le vocabulaire dansé. Évidemment, c’est plein d’humour et de finesse tandis que nos deux lascars arrivent ou n’arrivent pas à suivre les instructions qui s’accélèrent, deviennent de plus en plus virtuoses, ou carrément contradictoires. Leur interprétation de la consigne rend le mouvement impossible ou totalement délirant ce qui crée un écart hilarant. Parfois ils bougent apparemment sans directive (ou peut-être est-ce nous qui ne les entendons plus ?). Parfois ils semblent avoir des doutes sur leur posture prise, au vu de la demande qui suit et ne « colle » pas avec un enchaînement corporellement logique. Peu à peu, l’IA fait des descriptions de plus en plus aberrantes. Invente des choses qui n’existent pas sur le plateau – ou tout du moins que l’on ne voit pas – comme un prétendu dragon qui crache le feu, des zombies, des anges… un arbre, le vent, « où finit la frontière de leurs corps ?» dit la voix artificielle tandis que la machine s’intéresse de plus en plus aux intentions, aux émotions avec des consignes de plus en plus floues sur des interactions possibles entre Clara et Gabriel fusionnés en un seul corps.
Mais ce qui rend Human in the Loop si passionnant, c’est qu’à travers cette pièce Nicole Seiler pose les questions les plus essentielles sur la danse, les danseurs et les chorégraphes.
Qu’est-ce que signifie interpréter ? Qu’est-ce qu’un danseur ? Est-il vraiment un interprète ? Un exécutant ? A-t-il ou est-il un corps ? Est-il à la fois lui-même et un autre ? Traduit-il la langue de l’IA de façon charnelle ou en est-il une incarnation ? Quel est le rôle d’un chorégraphe ? Quel type de pouvoir exerce-t-il sur les (« ses ») danseurs-interprètes ?
Soudain, l’IA dit « un cyborg est un organisme hybride de machine et de vivant ; autant une créature de la réalité qu’une image qu’on danserait sur scène ». Cette définition du cyborg ne serait-elle pas aussi celle du danseur dans sa parenté avec la mécanique parfaite du corps ? « c’est-à-dire que le mouvement c‘est l’image que le danseur a de lui-même » énonce encore… qui au fait ? La machine ou Nicole Seiler ou Clara et Gabriel qui peu à peu répètent les ordres qu’ils reçoivent à leur comparse… ou à eux-mêmes.
Et plus le spectacle avance, plus l’IA semble prendre son autonomie, dérivant peu à peu vers des problématiques philosophiques, et nous rappelant furieusement Hal, l’ordinateur de 2001 L’Odyssée de l’espace, film de Stanley Kubrick qui prend la main sur la capsule spatiale comme l’IA pourrait peut-être prendre le pas sur la chorégraphe suisse et bientôt sur nos vies. Et comme le dit Seiler, « ce n’est pas tant un soulèvement des machines qui est à craindre que l’influence sournoise d’outils que l’on pense neutres mais qui reproduisent des structures de pouvoir indéfendables. »
D’ailleurs, le spectateur finit par se demander si cette voix ne le frustre pas de son imaginaire tout en se demandant comment serait le spectacle sans cette dernière ? Pourrait-on le voir sans le son ? Mais comment ? Puisque c’est aussi l’IA qui crée le son (remarquable représentation d’une musique synthétique, avec ses cliquetis, ses volumes organiques, abstraits) et la lumière, qui déploie des roses et des bleus d’aurores ?
En même temps… chassez le chorégraphe, il revient au galop. Qui décide de la dramaturgie ? A quel moment intervient la lumière ? Le son ? Quand les danseurs se mettent à répéter les consignes… l’IA ? Rien n’est moins sûr.
Et pendant que la voix appelle à des nouvelles façons de faire, ouvrant de nouveaux possibles corporels, des questions, des remarques de plus en plus « déplacées » le corps des danseurs se désorganise et se désordonne, comme s’il n’était plus indubitable et unifié mais incertain et prêt à se disloquer. Mais débordant de leur cadre, aspirant à la liberté, nos danseur et danseuse prendront-ils leur indépendance et danseront-ils ce qu’ils veulent ?
C’est une pièce absolument brillante, que l’on peut voir avec plaisir et sans se poser de questions, mais qui en suscite forcément. Et c’est bien.
Agnès Izrine
Le 24 juillet 2024 Biennale de Venise, Arsenale, Tese dei Soppalchi.
Distribution
Conception, chorégraphie : Nicole Seiler
Danse, collaboration artistique : Clara Delorme, Gabriel Obergfell
Programmation informatique, collaboration artistique : Tammara Leites
Collaboration artistique : Nicolas Zlatoff
Musique : Stéphane Vecchione
Création lumière : Jérôme Vernez
Régie lumière, direction technique : Jérôme Vernez, Alexy Carruba, Stéphane Gattoni
Régie son : Clive Jenkins, Stéphane Vecchione
Costumes : Ana Carina Romero Astorga
[1] L’expérience de Milgram est une étude de psychologie sociale menée par Stanley Milgram en 1963. Elle a pour but d’étudier le comportement humain face à l’autorité et la soumission à celle-ci, et consiste à tester la capacité des individus à obéir, même si cela implique d’infliger des souffrances à autrui.
[2] L’Éthique de Spinoza, scolie de la proposition 2 de la troisième partie de l’ouvrage
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