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Entretien avec Frédérick Gravel

Frédérick Gravel recrée aux Hivernales d’été, dans le OFF d’Avignon, Tout se péte la gueule, chérie, une pièce créée en 2010 revue et corrigée. L’occasion de nous entretenir avec ce chorégraphe québecois hors-norme, qui nous livre ses réflexions sur la création en général, et notre société d’aujourd’hui.

Danser Canal Historique : Votre pièce s’appelle Tout se pète la gueule, chérie, quel en est le thème ?

Frédérick Gravel : Je n’affiche généralement pas de « thème » dans mes créations. En revanche, je pense que l’identité, d’une manière générale pour un artiste, est souvent une problématique centrale. Mais bien sûr, dans la société dans son ensemble, le mâle prend beaucoup d’espace, médiatique, politique, entrepreneurial, et même dans les compagnies artistiques, dès qu’il existe un enjeu de pouvoir, les hommes sont présents. Mais dans la danse, le milieu reste plutôt féminin. Est-ce la raison pour laquelle ma masculinité apparaît d’autant plus ? Je l’ignore. En tout cas, peut-être que dans la danse on ne la questionne pas de la même façon car on la vit différemment. Par exemple, quand je l’étudiais nous étions quatre garçons pour cinquante filles ! Ça change tout. Donc les interrogations sont différentes. Mais ce spectacle-là est à la première personne et parle du désarroi. De mon désarroi. J’ai donc créé une pièce sur une crise d’identité mâle parce que je ne la ressentais pas, ce qui m’a poussé à me questionner sur ce que j’appelais la psychose collective autour de la masculinité, pour répondre à cette problématique, très passionnante, d’ailleurs.

DCH : Pourquoi psychose collective ?
 

Frédérick Gravel : Car la « crise du mâle américain contemporain » envahit la presse, comme s’il fallait prendre soin de ces pauvres hommes qui ne se portaient pas si bien. Mais cette création date de 2010 !! C’est peut-être ça qui est central. Nous étions alors dans un autre monde, avant #metoo, avant les nombreuses prises de parole qui ne sont pas celles du mâle cis-blanc, et cette espèce de socle sur lequel il se tenait s’est effondré ou a été rabaissé.

DCH : Quel regard portez-vous sur cette pièce aujourd’hui ?

Frédérick Gravel : C’était intéressant de remonter cette pièce-là à l’aune de notre monde d’aujourd’hui, car tout va très vite. En 2010, je parlais du désarroi d’une certaine jeunesse. J’avais 30-31 ans et notre génération était très pessimiste sur l’avenir, qui pensait que le monde manquait d’énergie, qui ne savait pas très bien comment contribuer à la société, comment se sentir embarqué dans une aventure collective, en train de bâtir quelque chose. C’est un questionnement, au fond, beaucoup plus universel. Moins identitaire. Alors bien sûr, sur le plateau, c’est un quatuor masculin, donc nécessairement, ça donne une couleur masculine. Mais ce n’était pas mon propos de départ. J’essaie d’être le plus honnête possible par rapport à mes intentions et non par rapport à celles que l’on veut me prêter. Or mon sujet était et reste celui d’être désemparé avec beaucoup d’énergie, avec ce que ça implique comme colère, frustration et même une certaine violence.

DCH : C’est amusant car, en regardant la vidéo, je défie quiconque d’imaginer qu’elle a été créée il y a quatorze ans !

Frédérick Gravel : Ça n’a pas beaucoup vieilli car il y a beaucoup d’improvisations et de prises de parole dans cette création, avec des textes non écrits. De ce fait ça se met à jour automatiquement, si je puis dire. Et, au niveau des costumes, comme nous n’avions pas d’argent, nous avons acheté des vêtements bon marché. Et pour la reprise, nous avons réitéré la chose, avec le même manque de budget auquel nous sommes fidèles !

DCH : Dans le spectacle, vous vous moquez un peu des artistes, en disant que « d’après une psychanalyste, ils font ça pour avoir des relations sexuelles ».. Dans nombre de vos spectacles, il y a toujours une mise à distance et une bonne part d’autodérision. En quoi est-ce important pour vous ?

Frédérick Gravel : Parce que cette mise à distance sort certaines personnes de leurs habitudes, certains sont même franchement énervés, se demandent pourquoi je parle encore du spectacle vivant, pourquoi j’interviens encore. Et je crois que ça m’oblige à le justifier, et je le fais pour que le spectateur et moi-même nous connections avec le moment présent. À cet endroit il existe un enjeu qui porte sur la réception du public, en prise avec ses connaissances, sa culture, ses envies, et c’est pile l’endroit où notre rencontre peut avoir lieu. Même si elle a été créée bien avant, le moment de l’expérience de l’œuvre se fait en présence du spectateur. Et la mise à distance joue sur ce terrain-là, sur la préciosité du moment. Il se passe quelque chose dans chacun des cerveaux présents, qui est unique, et soudain, il faut se reconnecter avec cette idée que j’ai moi aussi une vision de l’œuvre mais ce n’est pas celle qui prime, car elle est reçue différemment chaque jour par chaque personne. Et qu’elle peut changer à tout moment.

C’est pour ça que j’amène la mise à distance. À la fois pour désacraliser le rôle de l’artiste, mais aussi pour mettre au jour des envies, des désirs et des blocages qui ont fait que la pièce n’est peut-être pas exactement telle qu’il l’avait imaginée. Parce qu’il y a des choses qu’il ne réussit pas à concrétiser ou à exécuter. Ce sont des enjeux de la création qui sont ceux de la psychologie du créateur, qui n’est peut-être pas très différente de quelqu’un d’autre. Et c’est bizarre, ce mécanisme de mise à distance de l’œuvre pour se rapprocher du spectateur, car dans un sens, l’œuvre est nécessairement elle-même, elle est là expressément pour créer une distance, qu’elle poétise, pour filtrer, pour élaborer une forme plus abstraite que les enjeux réels. Et quand c’est fait comme ça, on peut le recevoir un peu naïvement. En fait, entre le public et l’artiste, l’œuvre peut être lue comme deux canaux complètement différents mais qui peuvent coexister. Comme cela peut être dans les concerts ou le théâtre documentaire. 

DCH : Le titre n’a-t-il pas déjà un peu cet aspect, à la fois poétisé, et très ancré dans un réel plutôt populaire ?

Frédérick Gravel : Je trouvais que ça faisait penser à une citation d’un western, ou un film d’action un peu kitsch, avec un personnage mal dégrossi qui sort une phrase autoritaire et déplacée. Et ça me faisait rire, comme ces grandes déclarations qui ne veulent pas dire grand-chose.

DCH : La pièce invite danseurs et musiciens à partager le plateau et leurs disciplines respectives semble-t-il ?

Frédérick Gravel : C’est un peu plus compliqué. Il y a trois danseurs et un musicien, même s’il bouge un peu pour nous accompagner, et moi, qui joue aussi un peu de guitare, mais je danse surtout. Et il y a un danseur et un acteur. C’est une vieille pièce et voilà longtemps que nous nous amusons à brouiller les frontières. Il y a un acteur et un danseur. Nous avons chacun une identité différente, et ça se voit dans les corps, les différents entraînements, les cultures physiques hétérogènes. En 2010, il n’y avait que des personnalités qui faisaient par ailleurs de la mise en scène. Même Stéphane Boucher, le musicien qui est de retour pour la première fois pour cette reprise après quatorze ans. Il y avait Dave Saint-Pierre, chorégraphe très connu depuis, mais également excellent danseur, Nicolas Cantin qui est aussi chorégraphe. Donc nous étions très à l’aise avec l’impro et la dramaturgie, et ça apparaissait fortement dans la première version, et ça donnait un spectacle très ouvert, très performatif. Avec le temps, c’est devenu un peu plus écrit, mais très légèrement. Aujourd’hui, il ne reste que Stéphane et moi qui sommes « d’origine » !

DCH : Comment transmettre une pièce comme celle-ci qui a un vécu et une histoire singulière ?

Frédérick Gravel : Il faut beaucoup communiquer les intentions, et le remonter comme il était puis réagir en fonction de ce qui fait encore sens ou non. Comme pour les costumes dont je parlais. Nous avons réitéré le même geste d’aller les acheter, mais ils sont actuels. Et donc pour la chorégraphie c’est pareil. En la regardant, nous voyons ce qui ne colle plus. Idem pour les textes. Certaines blagues semblent d’un autre âge, de toutes façons, je les changeais sans arrêt. Je ne peux faire abstraction du fait que ce spectacle a 14 ans. Je danse en me disant je n’aurais pas écrit ça à 45 ans. Parce que ça fait mal. Alors je le fais comme je peux avec le danseur que je suis maintenant. Mais si j’en parle sur le plateau, tout le monde devient complice de ce qui est en train de se passer. C’est-à-dire que le danseur se rend bien compte qu’il est plus vieux et que le monde est différent. Donc comment le remonter ? En accusant la distance !

DCH : Avez-vous déjà eu des réactions par rapport à cette re-création ?
 

Frédérick Gravel : J’ai invité des collègues plus jeunes lors d’un filage. J’étais curieux d’avoir leurs retours, de savoir comment ça pouvait résonner chez eux. Et ce qui leur a parlé, c’est que ce désarroi ou cette désorientation mènent rapidement à la frustration et la colère. Ce lien direct. Et ce sont ces affects qu’ils et elles ont retenus, bien davantage que la masculinité. Mais ça se reçoit d’autant plus différemment que l’homme cis blanc n’est plus sur le même piédestal. Néanmoins, même si l’homme n’est plus intouchable, et que moi-même je suis dans une déconstruction de mon identité de genre, j’aimerais l’aborder sous le prisme de la reconstruction. Car bien sûr, quand on est, comme moi, touché par cette question, on voit bien que cette identité est problématique. 

DCH : Est-il difficile d’être un homme, selon vous ?

Frédérick Gravel : Être un homme c’est une construction très stricte, très violente, très imposée, très fermée. J’ai vécu très jeune ce sentiment de me tenir sur cette ligne très mince, où est stipulé comment on doit agir sous peine d’être exclu. Et cela implique beaucoup de conséquences, plus ou moins graves. Adolescent, l’exclusion, c’est la pire des choses. Et cette attitude là doit absolument être dénoncée et déconstruite. Après ça il n’y a, selon moi, rien de mal à s’identifier à certaines figures mâles. De ne pas être fier, mais « ok » avec ça. Car l’approche queer devrait pour moi être capable de tout accepter, y compris une identité très masculine, tant qu’elle n’est pas imposée et qu’elle n’oppresse personne. En enlevant cette violence ça ouvre de nombreuses possibilités sur ce qu’est « être un homme » et c’est beaucoup plus complexe que ce que l’on peut dépeindre. Et comme toutes les identités d’une grande complexité, elle est dans une grande fragilité. Il faut pouvoir en parler comme si elle était au même niveau que les autres – même s’il y a encore pas mal de travail à effectuer. Mais nous sommes, dans la danse, déjà plus ouverts que dans d’autres sphères de la société.

Les identités, et cette façon de les segmenter, ça peut aussi être une manière de faire de la politique de manière très simpliste. Par exemple, en cochant des cases dans une programmation. Certes, il n’y a pas de mauvaises intentions. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il ne faut rien figer. Il faut plutôt les accepter. Après ce sont des combats très différents, la représentation d’une part, et l’inclusion d’autre part. Il ne faut pas tout mélanger, ni tout confondre. La fluidité encore une autre. 

DCH : Le désarroi, le désœuvrement des jeunes d’hier correspondent ils à ceux d’aujourd’hui ?

Frédérick Gravel : Le désœuvrement je l’imaginais près de moi, mais pas en danse. Et c’est là que l’on trouve des images d’hommes qui ne sont pas ceux de la danse contemporaine, notamment dans les régions rurales de l’Amérique, où l’industrie majeure d’une petite ville ferme et soudain il n’y a plus rien à faire, l’avenir vient de disparaître… C’est le vide. Je pense aussi à ces magnifiques paysages du Nord qui sont terriblement anxiogènes. Parfois je roule dans le grand Nord, et si je m’arrête il n’y a que la neige à perte de vue. Pas d’humains. C’est glacé. C’est super dangereux, inhospitalier. Et là, il faut absolument avoir un partenaire pour parler, gagner de l’argent pour payer le chauffage, il y a comme une pression pour la survie énorme. Et cette espèce de vide me ramenait au désert du western et ses étendues solitaires, où le seul sujet c’est survivre. En contradiction totale avec la nature qui est somptueuse. Personnellement, je pars en canot tout seul dans les bois pendant des jours pour vivre cette sorte de dissolution de l’identité, car je suis un humain dans cet univers, je n’ai pas besoin d’être un homme, une femme ou autre chose, je suis juste une espèce parmi d’autres et ce contraste là, quand on le vit assez longtemps, on finit par être relax. Mais quand on arrive on porte tous les enjeux de classe, de survie économique, face à un vide qui ne donne aucune réponse. Et dans cette image de carte postale d’un champ infini, avec la route un peu sale, sans endroit pour aller travailler demain, je ne suis plus rien. Et ça engendre automatiquement de la violence, car il faut absolument appartenir… C’est pourquoi les campagnes sont plus conservatrices. C’est un élan qui ne reçoit pas de réponse. 

Propos recueillis par Agnès Izrine 
Le 19 juin 2024

Du 6 au 16 juillet 2024 à 21h - Hivernales d'Avignon
Relâche jeudi 11 juillet

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