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"Freedom Sonata " d'Emanuel Gat

Freedom Sonata est une création fascinante qui rend compte de notre époque grâce à… une forme du XVIIIe siècle !

Quelle est la différence entre « freedom » et « liberty » ? Les mots semblent synonymes, mais le premier désigne plutôt une liberté collective, à teneur politique, donc. Le second étant davantage individuel. C’est justement de cette tension entre les deux termes dont semble se jouer Freedom Sonata, tout comme de l’oxymore compris dans le titre, puisque la forme sonate est tout sauf libre – puisqu’elle est cadrée, justement, par sa forme.

Nous sommes bien devant une pièce d’Emanuel Gat. Le chorégraphe ayant suffisamment étudié la musique pour savoir que la plus grande liberté naît de la contrainte, tout comme il sait poser des règles suffisamment strictes pour libérer la créativité de ses danseurs qui forge la matière de ses œuvres. Tout comme la fabrication en direct d’une sorte de société mue par ses différentes interactions entre les éléments qui la composent.

Le premier mouvement de cette Sonate « libre » est donc l’exposition de ce principe, sur l’album de Kanye West, The Life of Pablo, septième du rappeur et datant de 2016. Rencontres faussement inopinées et plasticité des danseurs tissent une sorte de partition des possibles, travaillant en profondeur les relations d’un corps à l’autre et les directions qu’elles peuvent prendre. Les mouvements saisissent par leurs textures comme taillés dans une pierre meuble, les corps emportés, les sauts exaltés, l’ensemble bouillonnant d’une vie impétueuse… mais que l’immobilité – ou la mort – guette à chaque tournant, comme une empreinte en négatif de cette joyeuse introduction.

Galerie photo © Julia Gat

Le deuxième mouvement - le développement –  se déploie sur celui de la dernière sonate de Beethoven N°32 op. 111 en Ut mineur. Une sonate atypique qui ne contient que deux mouvements et tente la synthèse avec la fugue et la variation dont Thomas Mann dira qu’elle signe « l’adieu à la forme sonate ». Ses inflexions rythmiques se répercutent dans la chorégraphie qui utilise ses accents et ses syncopes pour créer du vide à l’intérieur du plein – ou plus précisément, des trouées dans un espace homogène. La gestuelle, tout en étirements songeurs, et en coalescences habitent le plateau. Car, il n’y a pas vraiment de groupe chez Emanuel Gat mais des individualités qui coagulent l’espace d’un instant. Si la chorégraphie se veut élégiaque, les corps sont parfois explosés, le tout créant une sorte d’histoire sans parole, une trajectoire du désir qui réunit cette petite tribu, qui passe par des figures de rock&roll ou même une séquence très Bollywood faisant vibrer Beethoven.

Galerie photo © Julia Gat

La troisième partie re-expose, sans surprise, le thème initial. Donc revoilà Kanye West et The Life of Pablo tandis que danseurs et danseuses enfilent de jolies chaussettes et baskets aux couleurs chaudes. Les costumes blancs – très bien trouvés et coupés – du premier mouvement restant de mise. Mais tout semble recommencer dans les bas-fonds. Il fait sombre. Les interprètes posent un premier lai de tapis blanc et tout semble s’éclairer, mais cet acte est fait de contrastes comme de contradictions. Les groupes du début s’enchevêtrent voire s’agglutinent, les corps explosés du deuxième mouvement se déchirent, et imposent des visions guerrières. Mais, suivant le programme précédemment exposé et comme prévu par cette sonate fuguée, tout s’inverse et forme deux groupes. Le premier, entrelacé, est empêché par sa contiguïté, tandis que l’autre, dans sa distance entre ses différents membres devient libre.

Galerie photo © Pierre Gondard / Festival de Marseille

Et peut-être est-ce le premier sujet, comme annoncé, de cette Freedom Sonata, qui, un peu plus loin, s’amuse à manipuler le public en l’invitant à monter sur scène et en le renvoyant aussitôt, ou en l’incitant à bouger ses bras en signe d’adieu et en les faisant arrêter tout de go, comme dans une nouvelle – et toujours aussi efficace – expérience de Milgram. Tandis que sur le plateau se glissent quelques scènes qui pourraient être tirées d’un imaginaire SM. Bientôt, le tapis de sol noir devient blanc tandis que les interprètes se vêtent de noir et tout finira en ombre chinoise dans une ambiance crépusculaire comme si eux et nous avions traversé le Styx.

La pièce est fascinante dans sa construction qui dit vraiment quelque chose de ce que nous sommes et de notre époque, où liberté et entrave se jouxtent parfois étrangement, où se rejoignent à des endroits inattendus – notamment en termes politiques, mais aussi de représentations – y compris sexuelles.

Dommage qu’à certains moments, et malgré l’excellence de danseurs qui vont jusqu’au bout de leurs mouvements, la gestuelle cède à celle du clubbing qu’absolument tout le monde utilise et a si peu d’originalité qu’elle dissout toute tentative chorégraphique. Et que, même si le chorégraphe trouve Kanye West génial (et ce malgré ses propos plus que contestables et son admiration pour le IIIe Reich) tout un album, même très réussi, semble parfois un peu long !

Agnès Izrine

Le 21 juin 2024, Festival de Marseille, Théâtre de la Criée

 

 

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