Error message

The file could not be created.

Add new comment

Reportage : Au Kunsten, De Keersmaeker/Mriziga et Nacera Belaza en création

De Vivaldi au pow wow, du ciment artistique qui coule de source, saisissant la matière musicale et les corps, de l’intérieur et de loin.

Point avare en créations chorégraphiques, le Kunsten Festival des Arts (« Kunsten »), pourtant pluridisciplinaire, se déroule à Bruxelles. Où tout a lieu  en deux langues, le flamand et le français, et en harmonie. Pas étonnant donc d’y tomber sur une première d’Anne Teresa De Keersmaeker et une autre, de Nacera Belaza. Les programmes de salles sont même édités en trois langues, l’anglais s’ajoutant. En revanche, les after-talk, les bords de plateau, comme on dit à Paris, se font souvent dans la langue de préférence des chorégraphes. C’est cool d’être polyglotte.

Cimento et déconstruction

Avec Il Cimento dell’armonia e dell’invenzione d’Anne Teresa de Keersmaeker et Radouane Mriziga, en binôme biculturel mais co-bruxellois, il faut ajouter l’italien. Déjà, parce qu’on n’a pas l’habitude de croiser Les Quatre Saisons de Vivaldi sous ce titre. Et puis, parce que cette histoire de « ciment » pourrait facilement nous induire en erreur. D’autant plus que ce n’est pas le ciment qui manque, au Performance Space de Rosas. Il est en construction, plus précisément, en surélévation, juste au-dessus de la salle. « Surtout pour P.A.R.T.S. », dit Anne Teresa au sujet du chantier. Mais « cimento », dans l’italien du 18e siècle, n’est pas le ciment d’aujourd’hui. Le terme désignait au contraire une épreuve scientifique, destinée à vérifier la qualité réelle d’un métal précieux, à l’aide d’une solution saline. A l’origine cependant, selon les étymologistes, il se réfère bien à la pierre taillée et la construction.


Quant à l’œuvre musicale, De Keersmaeker et Mriziga font quasiment œuvre de déconstruction, peut-être d’une mise à l’épreuve de l’harmonie par leurs inventions. D’une, un prologue en silence. Des tubes lumineux, tous blancs et extrêmement ordonnés, dessinent leur trame sur les trois murs de la scène et s’allument de façon apparemment irrégulière. Mais finalement, on se rend compte que les formes et rythmes pourraient bien être le fruit d’une interactivité avec un mouvement des Quatre Saisons. L’ambiance visuelle de cette ouverture en acte blanc est assez hivernale et pourrait très bien être l’œuvre d’un autre Italien : Romeo Castellucci.

Creuser Vivaldi

L’épreuve du silence continue, avec un exercice de mime assez curieux, où l’on se demande quelle histoire est en train d’être jouée. En fait, le quatuor masculin incarne là certaines images évoquées par les sonnets (attribués à Vivaldi) qui accompagnent les concertos, entre galops de chasse ( I cacciator alla nov’alba à caccia / Con corni, Schioppi, e caniescono fuore / Fugge la belva, e seguono la traccia )* et rondes bucoliques ( Di pastoral Zampogna al suon festante / Danzan Ninfe e Pastor nel tetto amato / Di primavera all'apparir brillante ). Révéler quelques facettes enfouies des Quatre Saisons, brouiller les pistes en prenant les chemins de traverse pour regarder derrière la façade de l’œuvre, voilà un processus de déconstruction scénique pour lequel les deux chorégraphes ont préparé du ciment artistique en grande quantité et de grande qualité.

Sur ce chantier artistique à l’architecture éminemment bruxelloise, l’épreuve est donc de savoir jusqu’où on peut creuser Les Quatre Saisons de l’intérieur sans que  l’œuvre ne se désintègre. Ses fondations sont-elles aussi inébranlables que celles de la cité des Doges ? Progressivement, la reconstruction se met en marche. La musique se fait sa place et illumine le plateau, désormais acoustiquement. L’enregistrement des Quatre Saisons, sous la direction d’Amadine Beyer, violoniste, compositrice et musicologue qui contribue depuis longtemps aux créations de la fondatrice de Rosas, envoie des vibrations irrésistiblement flamboyantes, comme si les musiciens jouaient, par IA interposée, sous la coupole de la Santa Maria della Pietà de Venise, l’église de Vivaldi. Du baroque, et un zeste de rock !

Nous les sauvages

Si De Keersmaeker et Mriziga ont collaboré sur toutes les parties de cette pièce, on ressent tout de même un glissement progressif d’un univers à un autre, le premier étant plus radical encore que le second. La distance entre la musique et Mriziga est maximale, et au résultat la relation quasiment ombilicale de la cheffe avec les profondeurs musicales en ressort de façon plus lumineuse que jamais. Après l’automne, l’hiver, le printemps et l’été, arrive un nouvel automne, et avec lui le poème Nous, les sauvages  d’Asmaa Jama qui commence par « Dans le rêve, le soleil n’a pas de  dents et il n’attend personne, la terre est une chose  vide… » et se termine par « Je suis le sauvage que j’attendais, le printemps que j’attendais, la pluie que j’attendais, je suis la terre que j’attendais, je suis l’océan qui attend son éveil ». Vivaldi aurait été atterré de voir l’état actuel de la nature, et De Keersmaeker/Mriziga ont raison  de nous le rappeler. Pourtant, la construction de Venise avait elle-même entraîné la déforestation d’une région entière…

Bruxelles – Charleroi, le canal

La suite de l’aventure au Kunsten se situe de l’autre côté de Bruxelles et de son canal. Pour s’y rendre en métro, il faut choisir entre la ligne orange et la bleue. Elles font le même itinéraire exactement, mis à part quelques stations en bout de parcours, réservées à la bleue. Le surréalisme n’est ici pas une affaire purement artistique, il infiltre le quotidien. Alors, la ligne orange pour les Flamands et la bleue pour les Wallons ? Les deux s’arrêtent à la station Delacroix, au bord du canal, qui n’a pas de nom mais s’appelle Le Canal, ou prosaïquement, Canal Bruxelles-Charleroi. Et les murs de la station sont décorés de trames complexes, d’énormes muraux faits de câbles tendus qui forment des spirales, comme dessinées par De Keersmaeker en personne. Mais l’œuvre, qui reste sans titre, est du sculpteur bruxellois Thierry Bontridder. A-t-il vu des pièces de la chorégraphe ? Enfin, si on descend à Delacroix, c’est pour se rendre à La Raffinerie, centre de Charleroi Danse. En l’occurrence, pour assister à La Nuée de Nacera Belaza.

Ce septuor aurait pu s’appeler : Le rythme et le cercle. Réunir les deux, était ici le défi, après avoir travaillé soit sur le cercle (dans L’Onde, entre autres) et une sensation d’élévation, soit sur le rythme et une idée de transe, même en l’occurrence si le titre de la pièce était : Le Cercle. Ou bien : Sur le fil. « Le cercle est une force centrifuge et le rythme appelle le sol et la verticalité », analyse-t-elle. Que les deux puissent se contenir l’un l’autre lui est apparu en assistant à un pow-wow, à Minneapolis, aux Etats-Unis. Dans le cercle dansant des Amérindiens, chacun peut suivre son propre rythme. La nuée de laquelle il est question dans le titre se situe peut-être là, dans la communion des individus, des plus jeunes aux plus âgés.

Le corps comme illusion d’optique

Plus que jamais chez Belaza, le lien avec des sphères se situant ailleurs et dans un autre temps se transmettent au public. Le cercle dansé s’inscrit dans un carré de gradins, juste ce qu’il faut pour créer le lien. Un cercle autour du cercle aurait été redondant, voire démagogique. Tout cercle qui se respecte, n’a-t-il pas sa quadrature ? La ligne, le cercle et le rythme dialoguent et s’étreignent dans la pénombre, moins radicale que l’obscurité totale annoncée. Ici, ni totalitarisme, ni obscurantisme ! L’une après l’autre les danseuses tournoient, changeant de direction sur des arrêts si furtifs qu’ils sont impossibles à saisir par l’œil, autant qu’il est impossible de se projeter dans le changement de côte sur le ruban de Möbius.

Parfois, quand les corps font augmenter la densité cinétique, non en bougeant plus, mais en accentuant le rythme, l’espace même semble se mettre à vaciller. Ce qui n’est pas un autre effet d’illusion d’optique mais une sorte de vérité venant du pow wow ou des profondeurs en soi et dans l’univers. De ce cercle il y aurait une ligne à tirer jusqu’au CERN, vers une accélération des particules, depuis une danse où beaucoup d’images peuvent surgir de la non-image, cette image potentielle qui propose avant tout de vivre une expérience où l’on voit les corps des interprètes se délester de leur poids et se détacher d’un monde écrasé par sa soif d’images et de vitesse. Une évocation finale des oiseaux est la seule idée de nuée, la seule image éventuelle de cet écho lointain du pow wow. Et c’est parfait. Après le spectacle à La Raffinerie, je l’attends, longtemps. En vain. C’est le lendemain que je la croise, par hasard, dans la rue en faisant la queue, devant un boui-boui. Nous aurons mangé les mêmes frites, mais pas ensemble. C’est pas grave, c’est Bruxelles…

Thomas Hahn
Spectacles vus les 11 et 12 mai 2024, Bruxelles, Kunsten Festival des arts.

En tournée : Il Cimento dell’armonia e dell’invenzione d’Anne Teresa de Keersmaeker et Radouane Mriziga, Festival de Marseille, les 28 et 29 juin, Festival Montpellier Danse, les 1er et 2 juillet 2024.

 

* Les chasseurs partent pour la chasse à l’aube / Avec les cors, les fusils et les chiens / La bête fuit, et ils la suivent à la trace.

** Au son festif de la musette / Dansent les nymphes et les bergers / Sous le brillant firmament du printemps.

 

 

Catégories: