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Entretien Anne Sauvage
June Events ouvre ses portes le 22 mai ! Anne Sauvage, directrice du festival et de l’Atelier de Paris, CDCN, nous éclaire sur cette 18e édition résolument xénophile et inclusive.
DCH : Quel est l’axe de cette 18e édition de June Events ?
Anne Sauvage : Cette édition s’est construite avec la conviction que la pluralité des gestes, des paroles, des points de vue était plus que jamais nécessaire dans un monde de plus en plus divisé, voire polarisé, par les guerres, les crises successives et le dérèglement climatique. Au-delà de l’étendue du prisme de la création chorégraphique, je pense que l’important est de pouvoir opérer un déplacement, de décentrer notre regard. L’actualité internationale et nationale ont accentué mon désir de faire plus de place à des voix différentes, moins entendues, invisibilisées tout en étant sensible à ne pas recréer de nouvelles catégorisations.
DCH : Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par nouvelles catégorisations ?
Anne Sauvage : Je me réfère à l’ouvrage de Sylvie Chalaye, Race et théâtre, un impensé politique, historienne du théâtre et anthropologue des représentations de l’Afrique et du monde noir dans les arts du spectacle, qui étudie la place des artistes noirs sur les scènes contemporaines. Elle met en garde le monde de la culture contre « les marges exotisantes (et bien pensantes) de la création contemporaine » et invite d’une certaine manière à sortir la création de l’altérité pour laisser émerger sa puissance. Accueillir des artistes venus d’ailleurs dans un festival, c’est avant tout valoriser leur création, leur imaginaire, l’innovation et l’expérimentation artistique, plutôt que de les contenir dans de « nouvelles assignations »…
DCH : Quels sont ces nouveaux récits que vous souhaitez mettre en avant ?
Anne Sauvage : Beaucoup de spectacles chorégraphiques offrent de nouveaux regards et de nouveaux récits. Ils sont empreints de beaucoup de douleurs, de traumatismes à la fois dans les mémoires individuelles et collectives, mais également porteurs d’espoir. L’un des spectacles témoins de cette double dimension est Tropique du képone, de Myriam Soulanges et Marlène Myrtil qui travaillent en duo depuis 2014 sur la tragédie de la pollution des sols aux Antilles par le chlordécone. Elles puisent leur force de résistance dans l’humour et la poésie, en projetant le public en 2722 face à des corps glorieux, non contaminés, « incolonisables ». Ce spectacle porte en lui une résilience, un désir de réconciliation.
DCH : Quels sont les autres artistes qui feraient partie de ce parcours ?
Anne Sauvage : On retrouve ce duo « résistance/résilience » dans L’Opéra du Villageois de Zora Snake. Performeur d’exception, il œuvre pour la réhabilitation des cultures oubliées parce que colonisées et fait appel à la danse, toujours composée en harmonie avec la nature, pour soulever des questions de société comme la question polémique du distinguo entre objets artistiques ou ethnologiques. Dans la même soirée, Soa Ratsifandrihana dans Fampitaha, Fampita, Fampitàna, articule sa recherche autour d’une partition composée de danses plurielles, qu’elle a traversées en tant de danseuse comme elle l’a déjà fait avec g r oo v e… Elle crée un vocabulaire à la fois abstrait, symbolique et figuratif, avec un rapport très fort à la culture malgache.
Cette pièce résonne avec le spectacle du créateur sonore Némo Camus et du performeur Robson Ledesma, qui mettent en scène Dona Lourdès. La grand-mère de Némo Camus jouait Mira dans le film Orfeu Negro du réalisateur Marcel Camus, Palme d’Or du festival de Cannes 1959 et est devenue l’emblème international de la beauté métisse. Au fur et à mesure de la pièce, il nous fait prendre conscience d’un invisible social : la volonté politique de blanchir la population du Brésil, nous livrant ainsi une réflexion sur la racialisation, la filiation, et l’héritage qu’amplifie le corps de Robson Ledesma au plateau.
Anne Sauvage : Idio Chichava explore avec Vagabundus, présenté en ouverture du festival, tous les sens de la migration : intérieure, géographique ou géopolitique. Avec treize interprètes qui chantent et dansent, à partir d’un travail physique basé sur un rituel de danse du peuple Makondé, il crée un nouveau langage qu’il nomme « corps global ». Ce travail sur la transformation des corps a fait ré-émergé des histoires d’immigration – de nombreux ouvriers vont exploiter les mines d’Afrique du Sud – comme le choc des attaques terroristes qui sévissent actuellement au Nord du pays, région dont des danses ont finalement été intégrés à la création.
DCH : Comment s’insèrent les deux « cabarets » dans cette programmation ?
Anne Sauvage : Ils représentent un autre mode de résistance. Pour Radhouane El Meddeb, artiste tunisien vivant en France depuis longtemps, Le Cabaret de la Rose Blanche est un endroit de résistance face aux dangers de l’obscurantisme. Il rend hommage à la liberté joyeuse d’une époque, en faisant référence à un film égyptien de 1933, réalisé par Mohamed Karim et de manière éponyme également, à un mouvement de résistance contre le nazisme de 1942. C’est une proposition à la fois pleine de nostalgie et d’espoir.
Quant au Cabaret Brouillon de Loïc Touzé, il convoque à la fois des grandes figures artistiques comme Valeska Gert, les Frères Jacques… la poésie lettriste, ou encore le travail du critique d’art Jean-Yves Jouannais sur l’idiotie… Entouré d’une incroyable équipe, Loïc Touzé n’hésite pas à redonner de l’audace à ce genre inclassable.
DCH : Une autre direction semble s’imposer dans ce festival, c’est la jeunesse…
Anne Sauvage : En effet, l’urgence de dire de la jeunesse rejoint aussi des thématiques de résistance. Something like this de la chorégraphe finlandaise et camerounaise Sonya Lindfors est une prise de parole frontale sur une scène épurée qui donne à voir la fougue de jeunes danseurs hip-hop dans un spectacle jubilatoire. Comme Tendre Carcasse d’Arthur Pérole, une pièce chorale qui tisse des récits, des gestes et des mouvements devenant une partition chorégraphique chorale de ce quatuor plein de vitalité qui aborde les questions de construction de l’identité, du refus des assignations de genre.
DCH : Nous retrouvons également Pierre Pontvianne, un artiste que vous soutenez depuis ses débuts…
Anne Sauvage : Pierre Pontvianne est artiste associé à l’Atelier de Paris et ouvrira le festival les 22 et 23 mai avec la création Jimmy, un solo pour Jazz Barbé, un danseur d’exception avec lequel il a un long compagnonnage. Dans cette pièce, il revient à la forme solo et s’intéresse à l’échange approfondi qui s’établit avec lui, entre interprétation et écriture chorégraphique. Nous retrouvons ensuite Jazz Barbé, avec Laura Frigato et Thumette Léon dans Tonewall, une recherche à partir du geste et de sa signification, de son abstraction, puisé dans la LSF - Langue des Signes française. Cette expérimentation est inspirée de Percut, pièce chorale de Pierre Pontvianne créée en 2020 que nous avions présentée. Le public pourra profiter d’une discussion avec l’équipe dont la traduction en LSF sera assurée pour les personnes signantes. Dans le cadre de l’association avec la Compagnie PARC, la performance documentaire d’Ikram Benchrif et de Paul Girard proposera une nouvelle étape de l’enquête sensible qu’ils mènent depuis 3 ans dans le Bois de Vincennes.
DCH : Un coup de cœur ?
Anne Sauvage : Une découverte : Spicey ! Avec La Probabilité du Néant, Alexandra Landé alias Spicey, figure majeure de la danse hip hop au Québec est présentée pour la première fois en Europe. Elle a travaillé avec 8 danseur.ses et 1 DJ sur le concept de « bystander effect » ou « effet du témoin » ; un phénomène psychosocial, dans lequel le comportement d’aide d'un sujet en situation d’urgence est inhibé par la simple présence d'autres personnes sur les lieux. De la puissance de la street dance, elle tire une force de résistance qui se transforme en une force de résilience. Une pièce « dark » et lumineuse à la fois !
Propos recueillis par Agnès Izrine
June Events du 22 mai au 8 juin 2024
Photo de preview : Julie Kerchi
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