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« In Extenso, Danses en Nouvelles » … par Hervé Robbe
Cela pourrait passer pour un projet pédagogique ; cela prend place au centre d'un vaste hommage pour un chorégraphe qui a grandement reçu la reconnaissance de ses pairs. Cela pourrait être convenu. Et pourtant !
Ça commença assez mal. Je cherchais comme d'usage, dans le programme, les mentions de productions – les feuilles de salle, comme les contrats d'assurance, cachent leurs mauvaises manières dans les petits caractères – et les détails de création. Alors, trois pièces différentes, deux produites par la compagnie, mais coproduites par le CNDC, l'autre recréée par le groupe Coline (au demeurant extraordinaire groupe d'insertion professionnelle dirigé par Bernadette Tripier). En somme un mélange de « trucs » divers assemblés à l'occasion d'un hommage au chorégraphe Hervé Robbe organisé par le CN D. Des pièces pédagogiques – Danse de 4 (2019 pour le CNDC) ; Danse de 16 adapté de Danse de 20 et daté de 2022 – et Deers, un duo récent mais qui se présente sous une narration un peu nunuche « deux êtres qui dans un passé lointain s'imaginaient cerf et biche ». Du bricolage à partir de pièces d'école entourant un genre de conte à la Disney vaguement inspiré d'un Endymion de sous-préfecture… Je fermais le programme sans espoir.
Mais c'est Robbe… Quatre-vingt créations, du contemporain eighty aux structures de composition post-modernes, du néo-baroque aux performances Non danse option technologie à tous les étages, en passant par les références à Balanchine, soit une sacrée maîtrise y compris dans l'art de l'adaptation et de la création sous contrainte. Mais ce n'est pas la moindre des réussites que d'avoir fait d'une telle salade un propos parfaitement cohérent et passionnant avec une économie de moyens aussi notable qu'inattendue. Car Hervé Robbe recourt souvent à l'image vidéo, à l’installation, aux objets. Cette fois, excepté une manière, au sol, de plan sommaire (l'architecte n'est jamais loin chez Robbe), pas le moindre artefact. Un plateau, des danseurs et de la musique. Il y a les danseurs de la compagnie du chorégraphe, mais aussi, pour l'ensemble de Danse de 16, les jeunes du Groupe Coline qu'Hervé Robbe intègre. Et cela marche formidablement. Dépassant toute anecdote, replaçant tous ces matériaux divers sur le même plan, le chorégraphe a composé un vaste propos dont le chorégraphique est le cœur, porté par une dialectique étonnante sur le groupe et la danse individuelle.
Galerie photo © Matthieu Barret -Pigache
Hervé Robbe maîtrise trop ses outils pour avoir oublié qu'avant d'être une histoire de jeune fille morte de danse avant ses noces ou une scène de sacrifice de la Russie païenne, la danse n'est jamais que, comme le définit le critique André Levinson, « le mouvement continu d’un corps se déplaçant selon un rythme précis et une mécanique consciente dans un espace calculé d’avance. » Il sait aussi, en bon connaisseur des post-modernes, que toute danse mérite l'attention, de la marche aux plus sophistiqués des patterns, et ce quels que soient les interprètes. Les trois parties s'enchaînent donc à partir de l'entrée, lente et cérémonieuse, dans la pénombre et un brouillard flottant, des interprètes de Danse de 4. Le mouvement se structure autour d'unissons en tutti ou en duo, mais en revenant, toujours à une figure spatiale claire (ligne, carré, etc.) comme autant de façons de mettre le mouvement en rang, tout en le laissant prendre toute sa liberté.
Mais cette communauté qui se remet en ordre, ne le fait pas sans inquiétude. Les signes expressifs, le rythme obstiné et contraignant, et surtout, régulièrement convoqué, l'appel de trompette anxieux composé par le compositeur américain Charles Ives pour The Unanswered Question (1908) soulignent que l'harmonieuse construction à laquelle les quatre danseurs appartiennent n'a rien d'assurée. D'ailleurs un à un, s'en venant du fond (à cour), l’Ensemble Colline formant un groupe compact, s’avançant lentement, se répartissant sur l'ensemble du plateau, en multitude sereine autant qu'inexorable, noie les quatre interprètes du quatuor dans la masse avant de se retirer. Comme une laisse de haute mer, deux restent… Qui vont danser Deers. Deux solos qui s’entrelacent, avec toute une série de petits gestes de main pour elle, sur un rythme régulier, un peu comme une danse chorale de Pina Bausch mais dansée seule. Lui plus athlétique, du passage au sol à la construction du duo, mais sans que la rencontre puisse s'établir durablement ; Le groupe réapparait. Même effet de vague, les deux disparaissent, reste le vaste groupe.
Seize danseurs occupent alors l'espace, formant des sous-ensembles : quatre fois quatre, quatre fois trois plus un quatuor au centre, deux masses de huit, en ligne, en double lignes, etc. Une société qui forme, par le mouvement, une manière d'harmonie cosmique sur laquelle cette Danse de 16 s'achève. Et il n'est pas inutile de souligner que The Unanswered Question, la partition de Charles Ives qui accompagne le chorégraphe depuis l'adolescence, et qui ici, par bribes, nourrit toute la pièce, porte en sous-titre « (A Cosmic Landscape) », comme ce groupe humain qui construit un paysage cosmique en forme de géométrie humaine.
Philippe Verrièle
Vu le 22 mars 2024, Chaillot, Théâtre National de la danse, Paris.
Lire notre article : Hervé Robbe à l'honneur ! et Remix Factory
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