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Ushio Amagatsu s'est envolé
Figure incontestable du spectacle mondial, UshioAmagatsu est décédé lundi 25 mars 2024 des suites de son cancer de la gorge contracté en 2017. Pour beaucoup, Amagatsu Ushio a été la porte d'entrée dans le monde particulièrement étrange du butô. Quand il apparaît pour la première fois en Europe, avec sa troupe Sankaï Juku, au festival de Nancy 1980, la surprise est totale. Certes les plus fervents amateurs d'art scénique, avaient déjà entendu parlé de ce butô par lequel s'exprime la modernité chorégraphique japonaise. Quelques-uns savent même déjà qu'en 1978, à Paris, un jeune chorégraphe nommé Ko Murobushi en a donné le premier spectacle européen (Le Dernier eden) et qu'il s'agissait là d’un art totalement inconnu dont les fondateurs s'appelaient Tatsumi Hijikata, Min Tanaka et Kazuo Ohno. Mais là, cette entrée ralentie de figures blanchâtres, pour un spectacle très maîtrisé, reste une expérience totalement improbable de spectacle spectral. La danse en restera bouleversée.
Né Masakazu Ueshima le 31 décembre 1949 à Yokosuka, au Japon, il hésite entre danse et théâtre, et se forme à la danse classique et moderne, expressionniste allemande en particulier. Il suit le parcours intellectuel de tous les grands artistes de la mouvance butô, c'est à dire un étrange mélange de littérature (Sade, Lautréamont, Artaud, Genet) et de pratique de la scène. Il intègre en 1972 la troupe Dairakudakan qu'anime Akaji Maro, mais les principes esthétiques de ce dernier, extravagant, provoquant et excessif ne lui correspondent pas. Avec quelques élèves de son atelier, il fonde en 1975, sa propre compagnie, Sankaï Juku (Atelier de la montagne et de la mer). Vivant en communauté avec ses interprètes, exclusivement masculins, il crée sa première pièce Amagatsu Sho (Hommage aux anciennes poupées), qui lui donne le pseudonyme sous lequel il va être reconnu.
La compagnie participe de cette fermentation artistique japonaise de l'époque, mais n'a pas encore accédé à la notoriété. Mais, en 1978, il crée Kinkan Shonen (Graine de kumquat), pièce qui est programmée, en 1980 donc, à Nancy.
Pas de rupture entre Kinkan Shonen (1978), et les pièces des années 1990, comme Hiyomeki (1995) ou Yuragi (1993) dont les grands plateaux de verre annoncent les très vastes coupoles translucides et emplies d'eau des dernières créations. On retrouve aussi le sable fin, ou l'eau (comme dans Unetsu, 1986), et ces longues formes blanchâtres engoncées dans des robes crème. Dans Shijima (1988), les danseurs sont comme crucifiés, suspendus dans l'espace, devant un mur qui ressemble à la surface de la lune. Il y a une esthétique récurrente à toutes pièces de Sankaï Juku, un design sophistiqué, parfaitement maîtrisé et qui fonctionne comme une marque de fabrique. Très visuelles, elles imposent leur rapport au temps qu'elles semblent étirer ou retenir à volonté avec une sorte d'évidence.
Galerie photo Kinkan Shonen : Laurent Philippe
Elles se développent comme une suite de tableaux dont l’immédiateté perturbe et pourtant ne prend son sens qu’après coup. Chaque pièce nouvelle semble repartir des mêmes fondements que la précédente et produire la même expérience spirituelle et visuelle. Kinkan Shonen mis à part, qui a été recréé en 2005, Sankaï Juku ne reprenait pas ses pièces anciennes. L'effectif s'est étoffé, en 2012, Umusuna, Mémoires d’avant l’histoire compte huit interprètes, se préoccupe du monde d'après Fukushima, et pourtant, ne rompt en rien avec l'esthétique Sankaï Juku, à commencer par cette silhouette hiératique, blanche de talc, crâne rasé, qui caractérisait Amagatsu et que ses danseurs reproduisaient, donnant la saisissante impression d'ombres identiques engagées dans un rituel mystérieux.
Galerie photo : Laurent Philippe
Certains reprochaient cette esthétisation. Ainsi Sylviane Pagès écrit-elle, dans Le Butô en France, (Ed CND, 2015, p.91) « Sankaï Juku se détache de la majorité des artistes butô en France en acceptant pleinement les règles du marché spectaculaire quand d'autres non pu, ou n'ont pas voulu, y participer. Les projets esthétiques et le fonctionnement économique des compagnies sont étroitement liés. Sankaï Juku a en effet trouvé des soutiens économiques institutionnel lui permettant une activité de création régulière, puisque ces pièces sont rapidement coproduites par le Théâtre de la Ville, qui devient le plateau de ses premières mondiale à partir de 1982. Ses créations effectuent ensuite de longues tournées internationales bénéficiant pour cela du mécénat des grandes entreprises qui Shiseïdo et Toyota. »
Le jugement témoigne de la distance face à une réussite publique incontestable. Mais il serait injuste de dénier la profonde sincérité de la démarche et la qualité plastique marquante de ces pièces. Et l’on ne peut que saluer au passage le flair de Gérard Violette, alors directeur du Théâtre de la Ville en question, qui a tout de suite repéré la potentialité d’un grand artiste. Si le succès ne se démentait pas, le groupe très stable, a formé l'une des compagnies les plus importantes de la danse d'aujourd'hui. Non sans son drame cependant. Takeuchi appartient au groupe depuis 1987 seulement, Semiranu en est membre depuis la fondation et Ogata et Iwashita depuis 1979... Mais en 1985, à Seattle, la corde qui retient Takada par les pieds se rompt ; Unetsu lui rendra hommage. La mort est au cœur du butô comme le butô au cœur de la mort.
Comme le souligne la compagnie, en rendant hommage à son fondateur, « En près d'un demi-siècle de carrière, Amagatsu a signé plus de vingt créations magistrales, montrées dans plus de 45 pays, dans des milliers de théâtres et festivals sur les cinq continents, a formé et lancé des dizaines de danseurs au cours de masterclasses et d’ateliers et a marqué l'histoire de la danse pour toujours ». Hors Sankai Juku, Amagatsu a créé quelques rares pièces pour danseuses et danseurs occidentaux. Il a aussi chorégraphié la danseuse indienne Shantala Shivalingappa et mis en scène Barbe Bleue de Bela Bartok au Japon. Il a également assuré les créations mondiales à l’Opéra de Lyon des opéras Trois Sœurs et Lady Sarashina de Peter Eötvös (lui-même disparu la veille du décès d’Amagatsu).
Sa dernière pièce avec Sankai Juku Totem créée au Japon en 2023, n'a jamais été vue en Europe.
Philippe Verrièle
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