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« Sérénades » par le Ballet de l’Opéra national du Rhin.
Une soirée qui sonde les cœurs et interroge l’amour en trois créations qui rendent au passage un hommage marqué à Balanchine.
Sérénades réunit en une soirée trois chorégraphes pour trois créations chorégraphiques pour le Ballet de l’Opéra national du Rhin avec l’Orchestre symphonique de Mulhouse dirigé par Thomas Rösner.
L’idée initiale de Bruno Bouché, directeur artistique du CCN-Ballet de l’Opéra national du Rhin depuis 2017, et l’un des chorégraphes de ce programme, était de poursuivre sa collaboration avec Gil Harush qui a déjà composé trois pièces pour cette compagnie. Ça tombait bien puisque le ballet de Balanchine sur la Sérénade pour cordes en ut majeur de Tchaïkovski était pour lui une sorte de madeleine proustienne.
Mais ce n’est pas facile de mettre ses pas dans les pas de Balanchine ! Et Gil Harush a préféré s’en émanciper pour transmuer la Sérénade en œuvre au noir, plutôt sombre où les cordes de l’orchestre deviennent celles qui pendent des cintres et s’accrochent aux costumes d’un noir de jais. En ligne de mire, les amours à venir ou déjà perdues, qui donnent lieu à des solos, des duos et beaucoup d’ensembles, dans une chorégraphie qui cultive l’unisson avec talent. Torsions et sauts, alignements hypnotiques, célèbrent l’acuité technique et l’engagement des dix-sept danseurs dans cette sorte de performance néo-classique parfaitement maîtrisée. Et bien sûr, il est facile de reconnaître la structure du ballet initial même si les tutus bleus vaporeux sont devenus des vêtements ébène, on y trouve un même hiératisme cultivé par ce fameux bras en l’air, paume de main offerte, ces mêmes mains qui reposent sur le front, et ensembles tirés au cordeau qui n’ont rien de tendre ni d’amoureux et qui, chez Harush, font plutôt penser à un bal aux Enfers (mais après tout, il y avait de la Wilis dans les danseuses de la version historique) qu’à une suave Sérénade. Et ce, malgré la citation du poème de Verlaine en introduction de cette création.
Galerie photo © Agathe Poupeney
Beaucoup plus réussie, la façon qu’a eue Brett Fukuda de jouer avec L’Apollon musagète du même Mr. B. sur la musique de Stravinsky dans Muse Paradox. Cette danseuse du Ballet de l’OnR depuis six ans, interprète de nombreux rôles solistes, a déjà été révélée comme chorégraphe dans Danser Schubert au XXIe siècle. Cette ancienne élève de la George Balanchine’s School of American Ballet, s’amuse à inverser le trio initial qui réunit Apollon à trois muses, et construit un quatuor habillé de soie gris perle composé de trois danseurs (Cauê Frias, Ryo Shimizu et Marwik Schmitt) et d’une danseuse (Lara Wolter), belle comme une statue de Déesse antique. Et pendant que les garçons s’évertuent à camper les Trois Grâces, elle les domine de son autorité et son geste. Mais le plus remarquable est certainement la subtilité avec laquelle Brett Fukuda réutilise le vocabulaire balanchinien pour développer une signature personnelle. Usant de contrastes entre une femme en blanc (Julia Weiss) et ses mouvements très lents, éployés et de danseurs en position d’attente comme dans un Corps de ballet, puis d’une gestuelle hyper rapide et de mouvements un peu pointus elle sait distiller la juste dose d’humour et d’ironie qui suffit à bouleverser le bel ordonnancement apparent. Cambrés, étirés, décalés tressent ces pas de trois, quatre ou cinq enchevêtrés. Des portés audacieux, en « poissons » retournés, construits à plusieurs, des séquences de petite batterie et une sorte de course à la virtuosité émaillent cette chorégraphie qui sait articuler une véritable écriture contemporaine à partir d’un vocabulaire classique.
Galerie photo © Agathe Poupeney
Les costumes de soie japonaise diaphane, signés Brett Fukuda et Thibault Welchlin ajoutent au ballet en faisant surgir toutes sortes d’images oniriques quand ils se conjuguent aux mouvements, notamment aux tours et aux ports de bras. Mais surtout, Brett Fukuda tient son propos de bout en bout, à savoir confronter l’imaginaire de la muse mythologique et sa « figure plus passive véhiculée par l’Art occidental » et la réflexion critique autour de son vécu de femme et de danseuse d’aujourd’hui.
Enfin, ce qui frappe dans Pour le reste de Bruno Bouché chorégraphié sur At Bedtime et Souvenirs de Florence de Piotr Ilytch Tchaïkovski, mais aussi One by One de Connie Converse et un final à couper le souffle sur Wild is the Wind de Nina Simone, c’est la très belle occupation de l’espace, très fractale, et surtout la richesse du vocabulaire chorégraphique – chacun des sept danseuses et danseurs déploie un vocabulaire singulier – dessinant des sortes de dentelles qui s’entrelacent quand les interprètes se regroupent. Bruno Bouché a réussi à créer un nouveau concept que l’on pourrait nommer « l’ensemble isolé » tant la solitude s’insinue dans chacun de ses membres. Et l’on oserait presque jouer sur les mots car il arrive à induire dans chaque geste une individualité sauvage comme autant d’états d’âme.
Galerie photo © Agathe Poupeney
La référence à la Serenade balanchinienne donne lieu à une étrange mante religieuse (Alice Pernão) qui emprisonne un homme dans sa longue traîne de tulle bleu ciel. Ce tissu évanescent engendre aussi quelques images puissantes de mer qui se retire, de brume sur la lande, et rappelle l’atmosphère azuréenne et sereine de la Serenade initiale. Là encore, les costumes parés de tulle noir de Thibault Welchlin intensifient le climat de Pour le reste, nimbant chaque duo d’une nuance plus dramatique. Les couples se font et se défont comme des électrons libres, un homme se lance dans un solo aux mouvements volontairement désunis, comme chacun de ces individus qui finissent par entrer et sortir du plateau en tour déboulés de plus en plus rapides.
Le ballet s’achève sur un duo sensible et musculeux absolument sublime entre Khanya Mandongana et Marin Delavaud sur Nina Simone comme si tous ces doutes sur l’amour étaient enfin balayés par l’évidence de ces deux corps embra(s)sés.
Agnès Izrine
Le 18 janvier 2024 à l’Opéra national du Rhin, Strasbourg.
A voir à La Filature de Mulhouse les 26 et 28 janvier 2024.
Distribution
Muse Paradoxe de Brett Fukuda, avec Julia Weiss, Lara Wolter Cauê Frias, Marwik Schmitt, Ryo Shimizu
Sérénade de Gil Harush, avec Susie Buisson, Deia Cabalé, Marta Dias, Ana Enriquez, Di He, Céline Nunigé, Emmy Stoeri, Alice Pernão, Dongting Xing, Pierre Doncq, Erwan Jeammot, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Miquel Lozano, Mathis Nour, Avery Reiners, Marwik Schmitt, Hénoc Waysenson
Pour le reste de Bruno Bouché, avec Alice Pernão, Audrey Becker, Nirina Olivier, Yeonjae Jeong, Marin Delavaud, Khanya Mandongana, Jesse Lyon.
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