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Ballets de Monte-Carlo : Soirée Maurice Ravel
Une soirée exceptionnelle qui réunit la création mondiale de L’enfant et les sortilèges de Jean-Christophe Maillot et La Valse de George Balanchine.
Cette soirée des Ballets de Monte-Carlo est tout à fait exceptionnelle, et à plus d’un titre ! A commencer par son histoire pleine de croisements et de rencontres, de coïncidences qui n’en sont pas tout à fait, de propagations multiples et inattendues, mais toutes liées de façon étonnante à Monte-Carlo.
Tout débute, vers 1914. Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris, demande un livret de « divertissement féérique » à Colette, accompagné de la musique de Maurice Ravel. Mais entretemps, la Première Guerre mondiale interrompt le projet. Il revient au goût du jour lorsque le directeur de l’Opéra de Monte-Carlo, Raoul Gunsbourg, admirateur de Ravel, le reprend à son compte, en 1924, et demande à Serge Diaghilev et aux Ballets russes, qui sont fixés à Monte-Carlo depuis 1911 et assurent la saison chorégraphique, de créer le ballet de cette production. Or les rapports entre Diaghilev et Ravel sont détestables depuis que l’impresario a refusé, après lui avoir commandé en 1920, la partition de… La Valse ! C’est finalement le très jeune George Balanchine qui créera, en 1925, sa toute première chorégraphie avec L’Enfant et les sortilèges à l’Opéra de Monte-Carlo. S’il ne reste rien du ballet original, c’est bien le même Balanchine qui signe, en 1951, la chorégraphie de La Valse à l’affiche de ce programme ! Quant à L’Enfant et les sortilèges, c’est avec cette création pour les Ballets de Monte-Carlo, que Jean-Christophe Maillot passe avec succès, en1992, ce test qui allait décider de son avenir. La réussite du ballet scellant définitivement la décision de propulser ce jeune et talentueux chorégraphe à la tête de cette institution monégasque. Il se trouve que Ravel était l’un des compositeurs favoris de SAS Le Prince Rainier III, fin mélomane. Il semblait donc logique que ces deux pièces très emblématiques de la place accordée à la culture à Monte-Carlo, soient associées aux festivités du centenaire de la naissance du Prince et réunies dans un même programme plein de correspondances.
Pour cette occasion, Jean-Christophe Maillot a totalement réinventé sa chorégraphie de L’Enfant et les sortilèges, tout en conservant sa collaboration avec le formidable costumier et scénographe Jérôme Kaplan. Et, dans cette nouvelle version, Maillot a réussi le pari de conjuguer super production avec 240 artistes sur et autour de la scène, et une scénographie très sobre, sorte de pliage origami qui se prête à toutes les interprétations, surtout quand ils s’accompagnent de projections vidéo.
Galerie photo © Alice Blangero
Le livret relate l’histoire d’un enfant turbulent qui, refusant de faire ses devoirs, est envoyé dans sa chambre par sa mère. Alors, pris d’une colère incontrôlable, il détruit tout ce qui lui passe par les mains, tasse, théière, horloge, bergère et canapé, papier peint, livre de conte et bientôt s’en prend aux animaux présents : chat, écureuil, et file dans le jardin où il est confronté à ses anciens méfaits incarnés par ceux qu’il a blessés : arbres, chauve-souris, libellules, grenouilles, oiseaux… avant de revenir au calme par l’appel : maman.
Entre rêve et réalité, merveilleusement illustrée par la délicatesse aérienne des costumes de Kaplan, la chorégraphie épouse les caractères des personnages-entités qui tissent cet opéra-ballet d’un nouveau genre. Jean-Christophe Maillot a eu l’intelligence de superposer dans son ballet de nombreuses approches qui fondent son originalité et sa subtilité. Par exemple, rendre à l’Horloge son esssentialité en ne montrant pas l’objet mais ses rouages avec force tours et manèges et une aiguille en académique et des tutus plateaux d’or et d’argent absolument magnifiques ; les Tasses, empruntent leur façonnage du tulle et leurs mouvements au cabaret… dans un joli clin d’œil à Colette qui n’hésita pas à danser au music-hall dans des tenues plutôt dénudées (que le public monégasque de l’époque sut reconnaître à sa juste valeur artistique !), les Pastourelle et Pastoureau du papier peint allient une danse aux accents baroques à des dessins de moutons sous acide signés Inès Reddah, les Feuilles arborent des ramures aériennes aussi irisées que les ailes des Libellules, et des mouvements presque martiaux ; le Chat et la Chatte ont la belle indifférence et la sensualité qu’il faut ; les Grenouilles la détente des cuisses qui va avec la cocasserie des coassements… Sans oublier le bel Ecureuil et sa jolie queue flottante ni Les Mathématiques et son exceptionnel chœur d’enfants de l’Académie de Musique et Théâtre Rainier III.
Galerie photo © Hans Gerritsen
Mais aussi comment ne pas lire aujourd’hui dans ce livret en demi-teinte, un plaidoyer pour la biodiversité contre la maltraitance animale, une ode à la liberté de pensée et d’imagination, mais aussi une approche très fine de l’univers de l’enfance, à la fois innocent et un peu sadique, rejetant la culpabilité sur ce qui l’entoure, mais aussi fragile, émouvant, ayant une capacité de s’extraire du présent et de rêver le monde autrement sans limites mais pas sans peurs.
L’idée de faire danser L’Enfant par une jeune fille (et non par une petite fille déguisée en petit garçon comme dans la partition initiale) ajoute encore à la profondeur de champ de ce ballet, d’autant qu’Ashley Krauhaus, jeune interprète britannique de 21 ans, est extraordinaire dans son interprétation et plie son corps aux extravagances chorégraphiques de Maillot avec une facilité et une énergie époustouflantes. Mais les protagonistes sont tous remarquables et d’un haut niveau technique impressionnant.
Galerie photo © Alice Blangero
Sortilèges et enchantements s’unissent pour cette création extraordinaire qui réunit donc aux Ballets de Monte-Carlo, l’Orchestre Philarmonique de Monte-Carlo, le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, le Chœur d’enfants de l’Académie de Musique et Théâtre Rainier III déjà cité et les artistes lyriques de l’Académie lyrique nouvellement fondée à Monaco par Cecilia Bartoli qui sont tous merveilleux.
Mais revenons au début de ce programme, soit à La Valse signée Balanchine qui a eu l’esprit de réunir en un seul ballet, les partitions des huit Valses nobles et sentimentales à La Valse toutes composées par le même Maurice Ravel et qui offrent, ensemble, un cadre dramaturgique d’une efficacité redoutable qui nous raconte la dissolution d’un monde par l’apocalypse annoncée. Le ballet est aussi, curieusement, une sorte de préfiguration de In the Night de Jerome Robbins mais dans une version beaucoup plus noire – et d’une certaine façon presque plus actuelle dans son thème, comme dans sa musique où l’harmonie se défait pour souligner un environnement dissonant, discordant, chaotique.
La chorégraphie elle-même, dans sa forme très pensée, est d’une efficacité redoutable.
Galerie photo © Alice Blangero
Après une première valse en trio d’exposition du thème pourrait-on dire, avec ces jolis tutus longs rose et noir, puis mauve orange et noir, signés Karinska et ces femmes très balanchiniennes gantées et bijoutées à souhait, chacune des sept autres opus va décliner son vocabulaire, leur donnant son expressivité singulière qui peu à peu tisse une narrativité d’ensemble. La deuxième est une variation sur les tours, la troisième sur les diagonales, la quatrième les développés, la cinquième les grands sauts etc. jusqu’à la huitième qui annonce déjà le caractère funeste de La Valse, en jouant sur la séduction d’une femme « fatale » très lyrique, avec des ports de bras qui prennent un maximum d’espace, dans une ambiance aussi élégante qu’inquiétante, très hitchcockienne, tandis que l’homme impressionne par ses tours pris un genou à terre. Commence alors La Valse, où la mort s’invite au bal tandis que les couples tournent et font des signes d’adieu comme s’ils dansaient à bord du Titanic avant la catastrophe, alors que le couple principal revient virevolter dans les méandres du désir. Pleine de trouvailles, comme ces grands jetés pris face au public, ces trios ou ces ensembles, qui tout en respectant le centre et la symétrie multiplient les points de vue, annonçant la révolution cunninghamienne, la chorégraphie ne lâche jamais la tension dramatique et la Femme en blanc est emportée par la Mort, tandis que le corps de ballet continue à valser et le monde à tourner.
Agnès Izrine
Le 20 décembre 2023, Grimaldi Forum, dans le cadre du Monaco Dance Forum.
Jusqu'au 23 décembre au Grimaldi Forum
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