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« Rapides » de Bruno Benne

Pas forcément la pièce la plus joyeuse, malgré une musique qui engagerait plutôt à la joie ; pas la pièce la plus optimiste non plus qui s'appuie sur une gestuelle de la pompe et de l'apparat… La création de Bruno Benne joue d'une fine façon sur les qualités baroques pour exprimer une sourde inquiétude très contemporaine. 

Ils sont dix, serrés en haut de jardin. Le plateau, blanc, nu, juste quelques enceintes et un chemin matérialisé de bandes bleues qui fait le tour de l'espace. Eux portent des tenues du quotidien de danseurs, pantalons un rien flottant, chemises, shorts, le tout dans des nuances pastel et noir. Rien n'appelle aux fastes baroques que semblerait appeler la musique de Haendel. Il y a là quasiment un programme. 

Bruno Benne appartient à la troisième génération baroque. Il a fondé sa compagnie, Beaux-Champs, en 2013 « pour questionner l’héritage baroque par sa vision résolument contemporaine ». Ancien danseur de Béatrice Massin et Marie-Geneviève Massé, il a pu mesurer toute l'ampleur des questionnements que suppose le « recours » à la gestuelle baroque. Héritier de Massin, il a clairement choisi de parler de l'aujourd'hui avec ces outils venus d'hier. Il ne faut donc s'attendre, dans Rapides, ni aux robes ouvragées, ni aux perruques poudrées, mais à une compagnie dont la diversité des physiques répond à celle de la société contemporaine.

Galerie photo © Olivier Houeix

Ils prennent donc leur place dans une théorie de processionnaires qui marchent autour de l'espace, suivant le chemin d'un pas rythmé d'un temps d'arrêt. Cela dure tandis que la musique semble incapable de s’écouler, reprenant en boucle le thème d'ouverture avec une gravité évoquant davantage le Funeral of Queen Mary de Purcell que la Water Music… Mais l'appel des trompettes ne saurait être ignoré et la forme de la marche change un peu ; les danseurs s'arrêtent. Et semble engager la partie par une vive descente face public, par groupes en miroir. Et cela butte encore sur la répétition, le retour, les gestuelles parallèles… Le moment de jubilation n'aura été qu'un épisode avorté. La marche reprend. Il faut un quart d'heure, quasiment, pour que l'occupation du plateau se départisse de sa rigoureuse organisation et pour que le mouvement attaque, toujours dans une lente sévérité. Cette fête royale (c'est le sens de la musique pour accompagner une sorte de « défilé » sur l'eau composée pour le roi George Ier et jouée en 1717) prend, par cette solennité, un tour assez funèbre. Danse et musique font hiatus… Même quand les cordes reviennent les trompettes après le largo, leur alacrité se voit contrariée par le design lumière (Olivier Nacfer) qui plonge le plateau dans une pénombre trouée seulement par cinq douches lumineuses – cela laisse la vigueur du mouvement dans un demi-jour inquiétant – et par le choix de ne pas imposer la frontalité : il y en a toujours au moins deux, voire tous, de dos ! A aucun moment ce triomphe musical ne peut devenir une exultation dansée. Le long solo qui suit ne dissipe guère cette sensation crépusculaire. 

Ce n'est qu'au bout d'une demi-heure que le plateau enfin éclairé se laisse envahir par une noria de mouvements, les interprètes venant, en vagues, l'occuper et se retirant sur les côtés. Gestuelle fine, très ténue, nous sommes dans la taxonomie baroque, sans affectation mais sans laisser aller non plus, nous sommes enfin dans du Haendel ; la musique et la qualité de corps trouvent pour la première fois une manière de correspondance.

Mais cela ne dure guère. La scène s'obscurcit de nouveau, le silence s'impose, les danseurs s'assoient, changent de place, semblent attendre. Et sortent. Emergeant alors du noir, un groupe agité d'un balancement, plus proche du haka d'une équipe de rugby revenant du néant que du quadrille de danse. Cela grouille, se dresse, se fige, comme une tribu de suricates surprise dans les phares, se regroupe comme on se rassure et se disperse en courant. La suite va reprendre, en les complexifiant, les principes déjà développés d'un mouvement permanent qui se fige mais reprend toujours dès qu'il s'est posé, d'un groupe qui obéit à l'organisation rigoureuse de l'espace et toujours s'en affranchit, d'un collectif dont s'échappent les individus. 

Galerie photo © Olivier Houeix

La fête de Bruno Benne est inquiète et s'il invoque les fontaines et les jeux d'eau, son fleuve emprunte un cours bien troublé ; et le titre confirme puisque des « Rapides » constituent un passage risqué dans une navigation. Mais cette belle construction, fine et bien maîtrisée, répond à son projet. Dans l'anxiété contemporaine, la fête joyeuse, les certitudes et le point d'appui semblent très loin. Le fleuve de ces Rapidesest celui d'Héraclite, celui-là même que les Grecs qualifiaient d'obscur, et qui soulignait que « l'on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve » car ce n'est plus la même eau et ce n'est plus le même homme… Et qui assurait que du monde, la seule chose qui ne change pas, c'est le changement ! Ainsi, toutes ces ruptures de construction, l'obscurité, les boucles (celle musicale de Youri Bessière à partir de Haendel) puis le retour dans le chemin, traduisent cette inquiétude des temps, où la seule certitude tient au changement. Et cette création baroque ausculte bien notre humeur présente.
Philippe Verrièle 
Vu le 13 septembre 2023, Théâtre du Casino à Biarritz, dans le cadre du festival Le Temps d'aimer.

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