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A Pôle-Sud CDCN, « un sentiment d’urgence »
A Strasbourg, à Pole-Sud CDCN, chaque année commence au féminin, quand la parole est aux chorégraphes femmes. Mais chaque saison commence, selon Joëlle Smadja, par son affiche. Et celle-ci exprime ce qu’on y espère ou redoute. « La saison dernière, après deux années compliquées, nous aspirions à une certaine forme de sérénité, de calme, avec notre belle image de chasseuse de rêves au bord de l’eau. » Pour la saison 23/24, on y voit une femme qui promène son chien dans un terrain vague bitumé, une aire d’autoroute peut-être. Elle tient la laisse de son chien d’une main, et un café de l’autre, tout en perdant l’équilibre en se penchant vers l’arrière.
On est dans l’anti-romantisme absolu. Contrôle-t-elle la situation ou pas ? Hurle-t-elle ou danse-t-elle ? « L’image choisie cette année reflète davantage un sentiment d’urgence, une impression de ne plus pouvoir tout contrôler. » Strasbourg, la danse, et la perte de contrôle… Reviendrait-on à la fameuse épidémie dansante de 1518 ? Pas tout à fait. Mais Joëlle Smajda souligne tout de même que « cette sensation, voire cette colère, on la ressent aussi dans beaucoup des spectacles invités ».
Des appels, des cris, des états d’urgence ?
La programmation n’est pourtant pas une réaction aux émeutes de juillet, vu qu’une programmation se construit une, voire deux années en amont. « Les sujets traités, les formes esthétiques ou le choix des dispositifs nous invitent à réfléchir sur de nombreux sujets, les héritages culturels, la fraternité, les violences, le droit et la place des femmes, des hommes, l’urgence climatique... », écrit la directrice.
Dans son solo Toujours de ¾ face, Loraine Dambermont livre « son guide personnel de survie face aux dangers qui nous guettent », s’appuyant sur les conseils d’un ancien karatéka. Car il est ici question des stratégies pour se protéger, physiquement et mentalement, face à la violence de nos sociétés [lire notre critique].
Le krump est par excellence une danse dans laquelle se reflète une énergie explosive. Dans Blind, la danseuse et chorégraphe liégeoise d’origine congolaise, Hendrickx Ntela, en complicité avec Pierre Dexter Belleka, danseur et chorégraphe exilé du Libéria, crée un quintette krump qui aborde un sujet précis, à savoir les médias sociaux et leurs appels émotionnels qui créent d’autres états de tension. Mais le krump est une danse bien plus universelle qu’on ne le pense, comme le prouve la (toujours) très jeune Adeline Kerry Cruz dans Silent Legacy de Maud Le Pladec.
Corps en lutte
Il faut parler du sida aussi, autre épreuve inspirant des œuvres dramatiquement chargés. D’une part, Alain Buffard (1960-2013). Good Boy, son solo de 1998, qui a marqué l’histoire de la danse et du sida en France dans les années 1990, est ici interprété par Christophe Yves [lire notre article]. D’autre part, une œuvre musicale, Answer Machine Tape, 1987 de Philip Venables à partir d’une cassette de répondeur automatique découverte dans les archives de l’artiste américain David Wojnarowicz qui contenait près de 300 messages de son ami et compagnon, le photographe Peter Hujar, qui mourrait du Sida.
Au Congo, la mort entre par tellement de portes que celle du sida se fond dans la masse. Dans Hip-Hop Nakupenda, Anne Nguyen donne la parole à Yves Mwamba, star locale du hip-hop, qui nous conte l’histoire de toute une génération de jeunes danseurs de rue au lendemain des guerres à Kisangani. Dont lui, 12 ans à l’époque. À travers la danse, le chant, la musique et la parole il revient sur la période trouble où la dictature de Mobutu faisait sa propagande politique grâce à une danse populaire : la rumba congolaise.
Soulagements
Mais il va de soi que Joëlle Smajda sous-tend ces états dramatiques en cherchant à déployer, à travers sa programmation, « une belle énergie, de l’humour, de l’espoir ». L’autre partie des spectacles – et on se limite ici à la partie présentée en 2023 – clame plutôt une quête d’exaltation, des états d’euphorie et des danses offrant du soulagement ou bien une réflexion douce et métaphorique sur notre rapport à la nature, comme nous la proposent Lisbeth Gruwez et le musicien et compositeur Maarten Van Cauwenberghe.
Le duo Oxymore de Maxime Cozic incarne bien cette aspiration, encore mêlée à des exaltations troubles, ou l’euphorie peut se manifester autant que la violence. La situation et l’inspiration viennent ici des sorties nocturnes en boîte et des consommations qui vont avec. Pour l’écriture, le chorégraphe est partie de ses propres souvenirs de sorties en club.
Et puis, la tarentelle ! Cette danse du sud de l’Italie est de plus en plus présente sur nos plateaux, justement en vertu de sa capacité à absorber le venin de la vie quotidienne. Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna créent avec Salti un trio qui met en scène la personne mordue par la tarentule, cette grosse araignée (ou autre raison de changer d’état) ainsi que deux complices qui vont lui extraire la substance imaginaire, par la danse comme par les soins. Ce qui donne une pièce « joyeuse et réconfortante » pour tous les âges.
Bains de jouvence
On retrouvera cette énergie, cette joie dans « top » de Régine Chopinot, Entre danses folkloriques, jeux d’enfants, pyramides et pas de deux, « l’assemblage distille une folle liberté, s’autorise toutes les figures de style, des passements de pieds aux portés, des sauts vertigineux, des cavalcades survoltées, des contretemps savants, des contrepoints virtuoses », comme l’écrit Agnès Izrine dans nos colonnes [lire notre critique].
D’où vient l’énergie ? De la jeunesse ! C’est vrai pour « top » comme pour la création d’Etienne Rochefort qui crée à Strasbourg Focus, pièce pour laquelle il travaille exclusivement avec de jeunes danseurs urbains dont on ne connaît pas encore le nombre. On sait par contre qu’ils viennent de la pratique du hip hop comme du krump et que Rochefort leur créera une pièce sur mesure, en guise de cadeau de départ au bout de quatre années passées avec bonheur comme artiste associé à Pole-Sud CDCN et que nous avons pu accompagner à notre tour, de son Wormhole [lire notre critique] aux manifestations de Bugging [lire notre critique].
Deux artistes associés vont donc se succéder au cours de la saison, avec le passage d’Etienne Rochefort qui occupe cette place depuis 2020 (en traversant les années perdues en raison de la pandémie) à Leïla Ka (à partir de janvier 2024). La succession est de circonstance., puisque par définition, L’Année commence avec elles. Le compagnonnage avec la shooting star du moment est prévu sur deux ans, à partir du moment où les quatre mois de spectacles aussi riches qu’exposé ci-dessus seront suivis du temps fort féminin, qui interroge cette fois avec force les rôles des femmes – et des hommes – dans la vie actuelle. Ce sera en janvier, et nous y reviendrons.
Thomas Hahn
Image de preview : Into the Open - Lisbeth Gruwez et Maarten van Cauwenberghe © Danny Willems
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