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Le Temps d'Aimer la danse : Création de Tout-Moun de Fattoumi/Lamoureux
Rencontre avec Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, directeurs du CCN de Belfort, au sujet de leur création Tout-Moun, dont la première sera présentée le 13 septembre au Festival Le Temps d’Aimer la danse de Biarritz.
Danser Canal Historique : Que signifie Tout-Moun, le titre de votre création ?
Héla Fattoumi : Cette expression vient du créole et signifie le Tout-Monde. Donc toute personne, tout un chacun.
DCH : D’où l’idée de cette nouvelle pièce ?
Héla Fattoumi : Effectivement car il s’agit d’une ode au romancier, philosophe et poète martiniquais Édouard Glissant (1928/2011) chantre de la créolisation qui a défendu avec ferveur l’idée du mélange, du partage, du métissage et largement évoqué les mémoires de l’esclavage.
Éric Lamoureux : Nous l’avons découvert il y a plus de vingt ans et son œuvre tellement passionnante et intelligente a été une captivante ressource pour construire notre relation à l’identité qui s’est formée au creuset de la dynamique de nos deux imaginaires.
Héla Fattoumi : La puissance de Glissant nous accompagne effectivement depuis longtemps et aujourd’hui nous avons réalisé que nous étions assez matures pour mettre sur un plateau ses pensées qui nous transportent.
DCH : Pourquoi la créolisation vous passionne-t-elle à ce point ?
Héla Fattoumi : Parce que nous n’avions pas pris conscience que l’addition de nos deux richesses était le fruit cette créolisation. Soit une force de l’échange et de la puissance de chacun. Cette constatation a fait naître entre nous des dialogues et des rapports qui se sont avérés puissants et enthousiasmants.
DCH : Comment avez-vous construit Tout-Moun ?
Héla Fattoumi : Nous avons travaillé deux ans sur cette œuvre afin de ne pas se cantonner à un monde concentré uniquement sur des citations. Ainsi, tellement nourris par Glissant nous avons réalisé une composition chorégraphique avec l’équipe de danseuses et danseurs d’origines différentes d’AKZAK (lire notre critique) plus une martiniquaise afin d’avoir la présence du créole.
Éric Lamoureux : La pièce convoque plusieurs sens esthétiques. Une musique live qui résulte de la créolisation grâce aux improvisations de Raphaël Imbert, saxophoniste et grand jazzman. Il dialogue avec Benjamin Lévy qui utilise un logiciel afin de capter et de jouer en direct sur les tessitures et les sons de Raphaël. C’est une certaine forme de duo très original extrêmement proche des échanges entre Glissant et l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau.
Mais bien entendu, nous ne pouvions pas négliger la voix tremblante d’Edouard Glissant. Aussi, nous avons utilisé quelques fragments de ses pensées qui résonnent lors de situations très particulières tels des moments de respirations en corrélation avec la chorégraphie.
DCH : Justement, comment avez-vous composé la chorégraphie basée sur un tel sujet ?
Héla Fattoumi : Notredanse se déploie toujours dans une forme d’urgence, à partir d’un moment de rage, d’engagement physique et d’une façon d’occuper la scène qui ne supporte pas le délayage et des étirements à n’en plus finir. Nous avons demandé aux dix interprètes d’écrire de petites partitions à partir de sonorités de leurs langues maternelles : créole, égyptien, marocain, tunisien, malgache, franc-comtois et tamoul. Il était important qu’ils se nourrissent mutuellement et s’appuient sur toutes ces sonorités. Cela a engendré des phrases rythmiques ludiques.
Éric Lamoureux : Á partir de là, on leur a proposé de s’échanger la musicalité de leurs danses, de s’en s’approprier l’essence qui résulte de l’hybridation de toutes ces singularités.
Héla Fattoumi : Toutes ces étapes avaient pour objectif de ne rien plaquer mais de jouer sur la transmission du rythme de chacune et chacun. Ainsi, nous espérons faire voyager le spectateur dans un univers poétique, dans un spectacle qui est une interprétation de ce qu’on l’on vit et comprend aujourd’hui.
Éric Lamoureux : Finalement, il s’agit d’un chœur polyphonique où s’entrelacent la danse et la musique afin d’évoquer, entre autres, l’histoire douloureuse de l’esclavage et du racisme.
DCH : La scénographie a-t-elle aussi une place prépondérante dans cette création ?
Éric Lamoureux : Dans l’écriture de Glissant, nous avons repéré des motifs graphiques que nous avons transposés pour organiser les interrelations dans le groupe. Tout au long de la pièce on traverse huit paysages tropicaux qui révèlent une luxuriance à la fécondité prodigieuse. Beaux et violents, réels et mythiques, concrets et abstraits si bien décrits par l’auteur. Vidéos, voiles et décors transforment l’espace, font voyager et, nous l’espérons, feront découvrir l’immense talent du poète trop peu connu.
DCH : Entre vos inspirations sur la créolisation énoncée par Édouard Glissant, la danse, la musique live et la transformation du plateau en plusieurs tableaux, vous vous lancez dans un sacré challenge.
Héla Fattoumi : C’est la première fois que nous utilisons autant de disciplines : du jazz dans une composition improvisée, de la conception d’images soit la projection de vidéos en mouvements qui créent les volumes de l’espace, des chœurs de voix avec les danseuses et danseurs afin d’ériger une musicalité des langues, du chant et bien entendu des corps,associés à la conception des lumières de Jimmy Boury, aux décors du plasticien Stéphane Pauvret et aux costumes de Gwendoline Bouget.
Éric Lamoureux : Nous nous sommes attachés à ne pas sombrer dans une pièce philosophique et surtout à rester fidèles à la poétique de Glissant qui disait : « Il faut défendre toutes les langues du monde sans en oublier aucune ».
Propos recueillis par Sophie Lesort
Tout-Moun d’Héla Fattoumi et Éric Lamoureux le 13 septembre 2023 au Théâtre Michel Portal de Bayonne dans le cadre du Temps d’Aimer la danse de Biarritz
Le temps d’aimer la danse du 7 au 17 septembre 2023
Image de preview © Viadanse-CCN de Belfort et de Franche-Comté