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« En Atendant » d’ Anne Teresa De Keersmaeker
C'est, peu ou prou, avec En Atendant que la chorégraphe belge a institué ce concept qui vise à faire la gueule au public, lequel en redemande – chaque terme étant métaphorique, évidemment… Et la reprise de l'œuvre dans le Cloître des Célestins d'Avignon, son lieu de création, témoigne qu'il s'agit d'une grande pièce. Avec cette fois l'onction du temps qui laisse sa trace dans les corps des interprètes aussi…
Elle est entrée à jardin. Après le flûtiste. Immédiatement, rien qu'au regard, tout était déjà là ; ils n'étaient pas venus pour rigoler. Cela allait être concentré et austère jusqu'au revêche. Le flûtiste, Michael Schmid, avait levé très lentement sa flûte traversière, apprivoisé l'air, puis utilisant la technique du souffle circulaire, était parvenu à créer un son diphonique : plusieurs sons simultanés dans le crescendo et le tout dans un seul mouvement sonore. Une performance… Et le visage du musicien en disait tout l'effort. Puis la chanteuse s'est installée à cour. Et la danseuse entra donc, à jardin.
Le public était bien disposé, l'âpreté de la proposition, les contraintes et les défenses ne le détournant pas, et il s'était beaucoup amusé de ce rectangle de terre plus fraîche et manifestement balayé sur lequel les danseurs allaient opérer (la frugalité de la proposition n'empêche pas, voire suppose, une grande préparation) et qu'il était défendu de piétiner… Naturellement, au risque de l'inattention des uns et des autres que de grands cris rappelaient à l'attention. Une bonhomie joueuse, toute de cris et de rire, tranchant d'avec la solennité janséniste de la proposition…
Galerie photo © Laurent Philippe
Difficile de dater précisément cette tendance dans l'œuvre de la chorégraphe. On ne s'est jamais vraiment gondolé chez De Keersmaeker et le ver était sans doute dans le fruit depuis plus longtemps… Mais il est possible d'en lire les symptômes disons depuis Song (2009) qui porte les patterns et le principe de En Atendant. Ou bien dans Zeitung (2008) qui interroge la musique avec le pianiste Alain Franco et a fait l'objet d'une réactualisation-revisitation en 2017 sous le titre Zeitigung (un peu comme En Atendant) [lire notre critique]. Mais c'est avec cette dernière pièce qu'Anne Teresa De Keersmaeker a vraiment pris le pli de faire la gueule au public avant de lui asséner une leçon magistrale de danse.
Avec cette pièce elle a poussé l'austérité à son point absolu : plus de scénographie, le fait était acquis depuis un moment et il n'est plus question des petits bijoux d'allusions baroques comme le Mozart/Concert arias (1992) qui, pour mémoire se déployait pourtant dans la cour d'honneur. C'était l'époque d'Herman Sorgeloos et des éclairages de Jean-Luc Ducourt. Mais avec En Atendant, plus de lumière non plus. Quand la nuit tombe, le spectacle s'achève. Pour Cesena (2011), l'autre pièce consacrée au monde musical de l'ars subtilior, la démarche s'inversait et la pièce prenait fin avec la venue du jour et il fallait se lever à 4h30 du matin. Qu'on se le dise, l'œuvre de De Keersmaeker se mérite et doit être austère comme un bol de quinoa sans vinaigrette !
Galerie photo © Laurent Philippe
Mais pour récompense, un petit moment d'éternité.
À cour, les musiciens. Trois dont une chanteuse qui s'assoie à plusieurs reprises sur le banc au pied de l'énorme platane. À jardin, les danseurs qui, à partir de l'engagement du mouvement vont lancer la dynamique gestuelle, comme une équation qui trouve sa résolution, avant de reprendre, inlassablement. Ils en viennent à faire masse au sol, mais seulement comme un état plus éloigné de la danse et dont la danse va procéder. L'un bouge et ce germe suffit à faire éclore le mouvement de l'ensemble avec une manière d'évidence. N'y pas voir trop d'intentions dramatiques sur le thème de la peste et de la Renaissance en lien avec la musique. Dans le fond, musique et danse n'entretiennent pas tant de relations et les huit danseurs vêtus de noir et de tennis, alternent courses, temps comme suspendus, entremêlements d'une inventivité permanente. Cela suffit. Cela ressemble parfois à une joute de cadors, voire à un défi lancé. L'intimité d'avec les interprètes permet d'entendre le râpeux des chaussures au sol, le souffle de l'effort, jusqu'au choc des chairs. L'intimité de la danse en tant que telle et ce flux induit le passage du temps. La lune glisse un croissant entre les feuilles des arbres, quelques corneilles se chamaillent, un grand bruit derrière et le vent qui se lève. La nuit qui descend et qui gomme les traits et les identités, ne laissant, quand entre chien et loup l'un se dévêt entièrement et s'allonge sur la terre, que l'opalescence anonyme du corps.
Galerie photo © Laurent Philippe D
L'exceptionnelle maîtrise de ces interprètes leur permet de laisser sourdre le mouvement comme s'ils le découvraient dans l'instant. Et cela autant chez ces piliers du style De Keersmaeker (Antončič, Lorimer, Garbin, Loemij, Williams, Youn.) présents à la création, que chez les nouveaux qui découvrent l'œuvre (Dinkel, Goudot). Mais comme les anciens sont plus nombreux, En Atendant se marque du temps. Non qu'ils s'essoufflent davantage à la danser, où que les corps les trahissent davantage, mais parce que ces dix ans passés ont marqué les physiques d'une certaine gravité et de ses signes du temps. La puissance émotionnelle du soir qui vient se poser sur ces corps induit une manière de solennité. Quelque chose de si profond, donc, dans la danse de De Keersmaeker que l'on ne saurait y échapper, presque malgré soi.
Philippe Verrièle
Vu le 24 juillet 2023, Cloître des Célestins dans le cadre du festival Avignon IN.
Avec : Boštjan Antončič, Sophia Dinkel, Carlos Garbin, Marie Goudot, Cynthia Loemij, Mark Lorimer, Sandy Williams, Sue-Yeon Youn et Michael Schmid (flûte) l’ensemble Cour et Cœur : Thomas Baeté (vièle), Bart Coen (flûtes à bec), Lieselot De Wilde ou Annelies Van Gramberen (chant, en alternance)
Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker
Direction musicale : Bart Coen
Scénographie : Michel François
Costumes : Anne-Catherine Kunz
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