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« Ça ira » de Francesco Colaleo et Maxime Freixas (Cie MF)

Encore jeunes chorégraphes mais déjà dotés d'un sérieux métier en tant qu'interprètes, Francesco Colaleo et Maxime Freixas développent avec Ça Ira une proposition tout en irrésistibles chausse-trapes. Cela fait rire, et cela en est d'une sourde gravité.

Comment danser avec sous-entendu (le terme n'est pas très juste) ? Il y a une manière de contradiction dans les termes, la danse supposant une expression non verbale et directe quand le sous-entendu indique un signifié donc un énoncé verbal par définition inaccessible à la danse, et qui plus est médiatisé par une intention que l'interlocuteur doit percevoir sans qu'elle soit explicite ! Théoriquement, ce que pratiquent Francesco Colaleo et Maxime Freixas est impossible. Et pourtant, il y a ce Ça ira… Objet chorégraphique qui constitue le deuxième épisode du projet engagé en 2020 avec C'est pas grave.

Galerie photo © Antonio Martella - Cie MF/Maxime et Francesco

Ça ira commence dans l'ombre. La lumière monte doucement dévoilant trois hommes en costumes noirs marchant très lentement. Mais quelque chose cloche. Peut-être les frous-frous de tulle coloré qui tiennent lieu pour l'un de manche pour l'autre de col ou d'épaulette pour le troisième ; très seyant quoiqu'incongru…Ou bien cette scénographie triangulaire pointant ce micro isolé, à cour. Ou alors, en fond et haut de jardin, ce petit champ de coquelicots géants : pour tout spectateur féru, ce genre de champ de fleurs, même hors d'échelle, évoque nécessairement Nelken (1982). C'est comme ça : le champ de fleurs, c'est Pina Bausch comme le tulle renvoie au tutu – cygnes ou autres wilis – même violet ou bleu canard ; voilà bien des références pour un si petit espace ! Pendant ce temps, ils continuent à marcher même si c'est un peu plus vite, puis en désynchronisé, puis en changeant les orientations. Ce balancement rythmique des bras avec changements et les très subtiles variations rappellent fortement Anne Teresa de Keersmaeker dans sa période minimaliste et l'on se prend à vouloir décrypter chaque détail dans ces déplacements décidément très postmodernes. Mais un émule de la Judson – temple, s'il en fut, de la post-modern dance – aurait-il tourné ainsi sur lui-même, l'air hagard et vaguement ahuri ? Un postmoderne « n'ahurise » pas, c'est comme ça. Il y a donc quelque chose qui cloche. 

Galerie photo © Antonio Martella - Cie MF/Maxime et Francesco

Avec une très belle obstination de type sophistication compositionnelle, les trois danseurs, disons déjà un peu énergumènes eu égard au caractère plutôt non conforme de certaines de leurs variations (est-ainsi bien raisonnable de pratiquer l'obstinato de déplacement le long de l'hypoténuse en se traînant au sol pour attraper la cheville d'un partenaire ?), arpentent. Ils arpentent même sur place, avec une affectation vaguement grandiloquente de hallebardiers d'opéra comique. Ce qui ne convient guère à une approche postmoderne de la composition par accumulation Brownienne. C'est comme ça. Mais tout cela très sérieusement. Alors évidemment, l'arrivée d'un sirtaki au bout d'une demi-heure ne surprend plus vraiment et il y a vraiment quelque chose qui cloche. Il convient alors de répondre à la seule question qui vaille encore : est-ce que Forest Gump pouvait trouver un engagement chez Lucinda sans que son innocente félicité transforme Dance (1979) en marelle de cour d'école ? C'est alors que la réponse s'impose : Ça ira. Tout se décale et rien ne va plus, mais Ça ira ; ces retours permanents du délirant ne mènent à rien, mais Ça ira… Ils en ont perdu leur veste de costume et se tenant par l'épaule en ronde joyeuse, transpirent la gêne d'une gaîté sans espoir, mais Ça ira. Plus cette danse affecte l'euphorie et l’alacrité ostentatoire et plus le désespoir sous-entendu transparaît. 

Francesco Colaleo et Maxime Freixas placent leur Ça ira sous la haute figure de Friedrich Nietzsche, mais, puisqu'à maintes reprises ils témoignent du caractère quelque peu ironique de leurs allusions, suggérons plutôt une référence discrète à l'âge d'or du slapstick – que les deux compères révèrent, quoique discrètement – et en particulier la figure lunaire et irrésistiblement décalée d'Harry Langdon ou celle béatement et invariablement optimiste d'Harold Lloyd. Le troisième larron de ce trio de danseurs, Pieradolfo Ciulli, évoquerait pour sa part un Oliver Hardy anorexique. En jouant de ces références piégées dans une composition absolument rigoureuse mais dévoilées par un jeu corporel cinématographique, le trio crée donc les conditions d'une suggestion paradoxale : ce qu'ils dansent apparaît comme une antiphrase sans phrase, une thèse qui n'apparaîtrait que par les troubles de l'antithèse. 

Il est tout à fait possible de s'amuser simplement de ces trois hurluberlus forçant le rire et les gags, la précision de leur interprétation permet aux enfants de s'y amuser beaucoup, mais les adultes ne pourront s'empêcher de sentir un léger pincement quand, la lumière descendant, ils remontent tous les trois vers le fond et s'enfoncent dans le champ de coquelicots comme les errants sans espoir de Nelken

Philippe Verrièle

Vu le 21 juillet 2023, Théâtre Golovine dans le cadre du festival Avignon Off.

Chorégraphes : Francesco Colaleo et Maxime Freixas
Interprètes : Pieradolfo Ciulli, Francesco Colaleo et Maxime Freixas
Costumes : Gabrielle Marty
Musiques : Jérémie Esperet
Création lumière : Cristian Perria
Regard extérieur : Stéphanie Brun-Viton

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