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La Biennale Danza entre est, ouest et marées
De l’Occident au lointain Orient, de Tao Ye à Xie Xin et Lucy Guerin, l’édition 2023 a tissé à Venise des liens profonds et parfois surprenants.
Au 13e siècle, Marco Polo part de Venise et ouvre la voie vers la Chine, lançant une longue histoire d’échanges et de conflits entre l’Empire du milieu et l’Occident. Wayne Mc Gregor, en sa troisième année en tant que directeur artistique de la Biennale Danza (qui est malgré son nom une manifestation annuelle) s’est montré très inspiré de ces liens fondateurs en consacrant le point d’orgue final au dialogue avec l’Asie, passant par deux premières européennes du TAO Dance Theater de Beijing et l’attribution du Lion d’argent aux deux directeurs artistiques de la compagnie.
Autour du TAO, la géopolitique s’est invitée sur les planchers, comme si un certain Marco Polo revenait nous dire que les échanges valent mieux que les murailles. Les jeunes interprètes du College Danza de la Biennale, eux-mêmes pour la plupart originaires de divers pays d’Asie et d’Europe, ont créé des pièces (pas si) brèves avec Hai-Wen Hsu de Taipeh et Xie Xin de Beijing ainsi qu’avec Brigel Gjoka et Riley Watts, à partir d’un duo de William Forsythe (re)créé pour sa Quiet Evening of Dance. Et dans ce contexte, on lit finalement, malgré (ou justement en raison de) son abstraction, l’installation chorégraphique Pendulum de Lucy Guerin comme un dialogue entre quiétude zen et agitation occidentale.
Géopolitique de la danse
C’était donc le meilleur moment possible pour lancer la publication d’un ouvrage consacré aux relations entre l’Europe et l’Asie, en danse et autres formes de spectacle. La journaliste, conseillère artistique et chercheuse en danse Elisa Guzzo Vaccarino récapitule dans Confini conflitti Rotte – Geopolitica della Danza (1) deux siècles de rencontres entre l’Europe et l’Asie (mais aussi avec l’Afrique).
Elle y retrace les relations complexes entre les continents à travers les artistes et œuvres occidentaux qui s’ouvrent aux autres continents. A partir de la vision occidentale du monde, construite sur l’omnipotence de la science et du progrès et célébrée dans le monumental BalloExcelsior (1881), l’autrice retrace l’évolution des visions artistiques entre Orient et Occident, de Kazuo Ohno, Ariane Mnouchkine, Peter Brook (le Mahabharata), Bartabas (navigant dans les arts indien et coréen), Jérôme Bel (avec Pitchet Klumchun), Shantala Shivalingappa et tant d’autres.
Sur fond d’évolutions géopolitiques, elle constate les ouvertures occidentales vers l’Orient et l’Afrique dans une vision de la danse qui change et s’ouvre à d’autres visions du corps, dans une danse contemporaine qu’elle place dans le contexte des mouvements contestataires sous influences maoïstes, tiers- et altermondialistes. Où le regard change et la danse occidentale se met à l’épreuve de l’altérité, à partir des nuages d’opium des années 1960. Mais il y avait, à la même époque, également les tournées diplomatiques de compagnies américaines dans la Chine de Mao. Et le ballet occidental infiltra l’Asie…
TAO : 11 + 13 + 14 = Lion d’argent
Dans la géopolitique chorégraphique, tout est échange et osmose. A la Biennale de Venise, en recevant le Lion d’argent ou bien en bord de plateau après une représentation, Tao Ye et Duan Ni, qui dirigent le TAO Dance Theater, expliquèrent à chaque fois qu’en Chine les danseurs apprennent le ballet occidental, les danses traditionnelles ethniques de leur pays – il en existe une cinquantaine, disent-ils – et la danse classique chinoise académique. D’où leur fluidité et leur harmonie collective. Et aujourd’hui c’est en Occident qu’ils reçoivent le tout premier prix de leur carrière – l’un des plus prestigieux qui soient.
Mais l’influence de l’art contemporain occidental est également indéniable dans les fresques abstraites du TAO, jusque dans le concept des titres. Pour pousser l’abstraction aussi loin que possible, pour n’imposer au spectateur le moindre imaginaire, Ye et Ni refusent toute symbolique, attribuant à chaque création un chiffre. Wayne McGregor, dans son hommage aux lauréats, souligna leur « esthétique de danse pure qui élimine toute catégorisation du mouvement et, par extension, d’eux-mêmes. » Venue à Venise avec 11 et, en premières européennes, avec 13 et 14, la TAO était inévitablement mise dans la boucle des contacts entre l’Europe et la Chine, à commencer par son passage obligé à l’aéroport Marco Polo.
Danse pure, formes pures
Cette « confiance dans la puissance du mouvement en soi » a guidé la vision de la danse qui s’est exprimée dans cette édition. Chez Tao, leur pièce nommée 11 marque peut-être l’apogée de la dichotomie entre le collectif et l’individu, ce dernier ne pouvant exister que dans la solitude, face au groupe. Quand sur le sol blanc, tous se couchent sur le ventre, les dessins clairs fixés dans le dos des costumes noirs forment comme un paysage de neige. Dans 13, l’individu prend ses droits, exprime des sentiments, soulève, ramasse ou étreint l’autre et porte des costumes aux formes diverses, dans un nuancier pastel qui va du blanc cassé au bleuté. Chacun se fond dans la communauté sans renier sa personnalité.
Et soudain, dans 14, on revient aux unissons et à la fluidité du corps oriental qui apparaît comme désossé. Mais Ye et Ni nous surprennent avec une orgie de couleurs qui à elle seule fait vivre et respirer cette danse chorale autrement terne et sans âme. Faut-il distinguer entre ces pièces ? Aussi différentes soient-elles, « elles ne forment qu’une seule œuvre », selon le couple qui en signe également les costumes, sous le label composé de leurs initiales, DNTY, et crée une certaine (con)fusion entre le plateau de danse et le podium du défilé de mode. Leur voyage artistique entre la Chine et l’Europe est en train de s’intensifier encore, puisqu’en août et septembre, ils créeront avec le NDT, à La Haye, leur première pièce pour une compagnie occidentale. Pas besoin de chercher pour en connaître le titre. Ce sera : 15.
Xie Xin, horizons élargis
Xie Xin aussi sera en Europe, pour créer, avec le Ballet de l’Opéra de Paris, Horizon, une pièce qui « joue sur les illusions et les mirages entre éléments de la nature », comme l’annonce la maison elle-même. A Venise, Xie Xin a amené les jeunes interprètes du College Danza dans un autre jeu, là aussi très influencé par des phénomènes naturels comme le vent, les vagues et les vortex. Si chez elle les corps sont fluides comme chez TAO ou au Cloud Gate Dance Theater de Taïwan, on s’en étonne ici d’autant plus que seuls quatre des seize danseurs sont originaires d’Asie, les autres venant d’Italie, du continent américain ou d’Ukraine.
En créant pour eux When I Am Facing U, Xie Xin touche au ballet narratif, crée une dynamique relationnelle, cisèle les corps en mouvement, dessine des ensembles unifiés et pourtant complexes. A travers des états de corps tantôt aériens tantôt telluriques, elle amène les interprètes à s’abandonner à des forces invisibles mais d’autant plus palpables. Dans un équilibre parfait, cette émulsion entre les énergies zen et occidentales se lance dans un voyage à intrigant, entre la route de la soie et la route du soi. Et on peut être certain que si Xie Xin réussit également son coup à l’Opéra de Paris, sa carrière occidentale prendra rapidement de l’ampleur.
D’est en ouest, mouvements pendulaires
Entre le travail avec elle, celui avec Hai-Wen Hsu et la création de Duo (2023, extended) sous la direction de Brigel Gjoka et Riley Watts, les jeunes danseurs ont partagé l’expérience de voir leurs corps traversés par la danse, non seulement de haut en bas mais aussi d’est en ouest. L’harmonie pendulaire de ce programme s’est incarnée également dans Pendulum de Lucy Guerin. L’image est aussi philosophique que symbolique. Trente-neuf cloches suspendues et éclairées de l’intérieur, servant également de haut-parleurs, structurent un espace carré. Animées par sept danseurs, ces entités métalliques menacent les humains ou se balancent en harmonie avec eux. Leurs mouvements pendulaires décrivent parfaitement la quête de liens entre les hémisphères, pendant que la musique signée Matthias Schack-Arnott navigue entre gongs ou autres instruments tibétains et sons de cloches.
Pourtant, Guerin était partie d’une recherche purement formelle sur le temps et la gravité, amenant les danseurs à simplifier leurs mouvements au possible. On est donc à l’endroit-même où se croisent les désirs de danse pure et d’exploration du corps partagés par Wayne McGregor et le TAO. Et si l’image première est stellaire, harmonieuse et pacifique, cette allégorie des forces cosmiques se fait progressivement avaler par un individualisme croissant, une communauté qui se dilate et une agitation à laquelle répond parfois le bruit de la guerre. Envoûtante installation plastique, sonore, lumineuse et chorégraphique, Pendulum fera aussi escale à Paris (2).
Inquiétudes
Et puis, juste après la fin de cette avant-dernière édition sous l’égide de Wayne McGregor – au titre d’Altered States (Etats transformés) – la presse regorge d’articles sur l’intention de l’UNESCO d’inscrire Venise et sa lagune sur la liste du patrimoine mondial en danger. Les raisons de l’inquiétude : le tourisme de masse et la montée du niveau des mers. Pas sûr qu’une telle mesure fera décroître à court terme la ruée des touristes vers la Cité des Doges ou qu’elle réduira les embouteillages de gondoles dans les canaux…
Dans l’immédiat, l’inquiétude monte aussi concernant la Biennale Danza. 2024 sera la dernière édition conçue par Wayne McGregor. Ajoutons que Roberto Cicutto, le président de la Biennale, fera également ses adieux et on comprendra aisément qu’avec un ministère de la culture contrôlé par l’extrême droite, la danse contemporaine craint qu’elle doive mettre de l’eau dans son vin, au bord de la lagune. Et pourtant les salles étaient pleines, le festival revendiquant une augmentation de 26% de sa fréquentation par rapport à 2022.
L‘esprit d’ouverture affiché par McGregor n’y est sans doute pas pour rien. Comme le rappela Elisa Guzzo Vaccarino, la richesse de Venise était le résultat de la collaboration et du vivre-ensemble des communautés les plus diverses. Une telle cité-état prospérant grâce à son cosmopolitisme existe également de nos jours, et c’est en Asie, à Singapore. Aussi la force symbolique de cette Biennale Danza se trouvait dans les routes empruntées et ouvertes entre les hémisphères. Rien à gagner donc en voulant inscrire la danse dans une politique de repli ou un retour à l’époque du Ballo Excelsior. S’il est vrai qu’il faut protéger la Sérénisssime des abus divers et variés, il est indéniable qu’un lien organique entre Venise et la danse actuelle peut contribuer à transformer un tourisme de masse en un tourisme de qualité.
Thomas Hahn
(1) Scalpendi Editore, 2023. En français : Conflits Confins Routes – Géopolitique de la danse.
(2) Chaillot Théâtre national de la danse, du 18 au 20 janvier 2024
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