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« Ulysse, Grand Large » de Jean-Claude Gallotta
La reprise d'Ulysse, incontournable succès de Jean-Claude Gallotta (lire la bio), avait (presque) justifié que Montpellier Danse le consacre. L'indéniable succès de l'opération n'en pose pas moins quelques questions. Car pourquoi tant de versions d'Ulysse à la fois si proches et si éloignées de la version originelle ?
Sous le ciel d'une nuit redevenue calme, à peine la dernière séquence – reprise de la première – de cet Ulysse, Grand large, embarquée d'enthousiasme par dix danseurs en grande forme, une houle d'ovation se lève, s'enfle et inonde le plateau. Le grand ballet blanc fondateur de la geste gallottienne emporte une fois de plus l'affaire. Mais un doute, cependant, pourquoi avoir repris cette œuvre ? Non qu'il ne fallait pas le faire, le succès et les ventes qui en suivent – c'est important pour une compagnie qui n'est plus abritée par le label de CCN qui l'a protégé des vents financiers contraires pendant 30 ans – justifie pleinement la démarche. Une petite comparaison pour étayer l'interrogation : tandis que cet Ulysseen est à sa cinquième ou sixième version selon les calculs, May B, créé la même année, 1981, et tout aussi immarcescible succès, n'en a connu qu'une quoique vue des centaines de fois ? Pourtant, dans les deux cas, même saga de tribus embarquées dans une épopée blanche, même format d'une longue soirée (on passe allègrement l'heure réglementaire, pour Ulysse c'est 1h20), même statut et statue de commandeur de Maguy Marin et de Jean-Claude Gallotta enrubannés d'un même titre de « référence de la Nouvelle danse Française » que ni l'une ni l'un ne revendique… Donc pourquoi un May Bet des Ulysse(s) ?
Galerie photo © Laurent Philippe
Car ce sont bien des versions différentes qui, comme autant de strates, se lisent dans la présente version. Donc, résumé des épisodes précédents. Pour être culte, symbole d’une époque et emblème du style Gallotta, Ulysse (1981 pour 8 danseurs), souvent repris, a beaucoup varié. Une heure et demie à la création (1981) moins un petit quart d’heure à la reprise de 1993, plus deux interprètes en 1984… Sans compter les Variations d’Ulysse (1995) pour 40 danseurs de l’Opéra de Paris. Et encore une version à quatorze, mêlant anciens et jeune équipe sous le titre Cher Ulysse en 2007 tandis que cette même année, Josette Baïz réussit l'improbable pari de remonter la pièce pour 15 minos du Groupe Grenade et une exigence d'exactitude d'autant plus solide que la directrice du groupe Grenade dansait dans la version princeps d'Ulysse ; n'y manque que les gestes trop suggestifs et quelques portés risqués, mais la version de référence est là.
Galerie photo © Laurent Philippe
L'identité d'Ulysse tient dans ses 24 sections – autant que les chants dans l'Odyssée –, les lignes et leurs croisements comme des routes marines, le blanc sensuel des costumes et une gestuelle caractéristique avec en particulier ce mouvement initial de balancement, bras lancé vers le ciel avec retour sur des appuis pliés. Mais il existe trois musiques différentes (Torgue & Houpin qui reviennent cette fois avait été dépassés par Strigal, et Brigitte Lefèvre avait préféré Jean-Pierre Drouet pour l'Opéra de Paris) et le décor initial de simples rideaux tombés a complètement disparu ainsi que les gags comme la dinde qui se promenait au milieu des danseurs.
En revanche, la mise en abîme (le ballet d'un ballet) présent dans Cher Ulysse se retrouve aujourd'hui dans ce personnage de clown (blanc, forcément blanc) ou d'aède en excès de caféine que tient Jean-Claude Gallotta lui-même (73 ans pour les curieux) qui accompagne les interprètes dans les entrées, montre des poses et rejoint certains groupes. A noter que la petite introduction toute de gallottades renvoie à l'introduction de la reprise de Daphnis et Chloé (1982, encore du grec, repris en 2011) sous le titre Faut qu'ça danse et que si le chorégraphe utilisait déjà le mégaphone dans Cher Ulysse, il n'en a pas moins abandonné la sentence finale d'alors : « la nostalgie ne passera pas »… Et quand le chorégraphe répond à la question « pourquoi ne pas avoir repris la version d'origine » par « Ç’aurait été vain. J’ai à faire avec le vivant, le vivant du moment » est-ce à entendre que Maguy Marin fait avec des morts ?
Galerie photo © Laurent Philippe
La réponse au besoin de ces diverses versions se lit dans la pièce elle-même et dans ces avatars. Si le Groupe Grenade se permit l'exigence d'exactitude, c'est que l'âge moyens des danseurs en était celui du rôle – si l'on peut écrire – et qu'Ulysse, quintessence du style Gallotta, traduit une danse d'ado, fraîche, joyeuse et insouciante que le chorégraphe tout « adulescent » qu'il se vit sait ne pouvoir retrouver ; nul n'efface du temps l'irréparable outrage… Et cette compagnie formidable en action pour cette fois, mêle à quelques cadors blanchis sous le harnais – éternel Thierry Verger – des pousses juniors bien plus jeunes que la pièce elle-même. Ainsi la brésilienne Alice Botelho, superbe de présence et de sensualité, dont la façon de bouger rappelle Josette Baïz (en brune), ou Naïs Arlaud dont le solo de chute dégage un charme dramatique bouleversant. Là où les figures grinçantes de May B n'ont que faire des atteintes d'un temps qui les ont déjà ravagées, la danse d'ado d'Ulysse toujours joyeusement incarnée répond à Chronos en se réinventant en permanence et en invitant de nouveaux voyageurs à ses dérives. Paradoxalement, c'est parce qu'elle lutte en permanence contre la mort que la danse d'Ulysse se doit de renaître, différente de version en version, mais avec cette jubilation allègre qui fait le bonheur de ceux qui y assistent.
Philippe Verrièle
Vu le 20 juin Théâtre de l'Agora, dans le cadre du festival Montpellier Danse.
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