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Pièce fondatrice d'un couple de jeunes chorégraphes qui prend peu à peu sa place dans le milieu, Abdomen se situe dans le droit fil des pièces d'épuisement que l'on voit fleurir depuis quelques années. Mais cette fois avec une distance ironique qui fait plaisir à voir et témoigne d'une plaisante distance.

L'image initiale, contre-jour héroïque sur les deux danseurs de dos, moulés dans des sweats jaune orangé et shorts noirs, le tout très années 1980, pose le climat : ce sera dynamique et rythmé. Avec quelques clins d'œil cependant… Mouvements d'épaules, ancrage au sol ; dès qu'ils se retournent les deux interprètes se lancent dans une descente-remontée de plateau survitaminée qui évoquera aux vieux téléspectateurs les heures glorieuses de Véronique et Davina et leur Gym Tonic, ce qui pour la référence décalée en vaut d'autres.

Plateau nu, musique forte. Duo énergique, Abdomen se développe en séquences traitées en unisson ou, à minima, en simultané, soulignant ainsi que si les protagonistes sont homme ou femme, les fonctions ne sont pas genrées et que c'est de la dialectique entre deux pôles également agités de mouvement que naît le propos… Cette indifférenciation constitue l'une des constantes de la pièce : le déshabillage qui conduit à une danse torse nu passe d'étape en étape, marquant les inflexions de la construction, et ne marque aucune distinction entre l'homme et la femme laquelle finit donc topless, énergique et vitaminée, dans un esprit, là encore très 1980-1990. 

Il faut arriver au premier quart d'heure pour que s'affirme le fond du sujet. Jusqu'alors, cela s'agitait beaucoup et tenait du training cardio avec un peu de rivalité pour impressionner la prof… Après la descente au sol, Abdomen rentre dans le dur. Comme son nom l'indique, tout devient une affaire de transverses, d'obliques et de grand droit, de gainage et d'acide lactique : il va falloir tenir. Gestuelle répétitive et insistante que les deux chorégraphes avouent avoir élaborée à partir de leur routine d'entraînement et il n'est pas inutile de souligner que l'un et l'autre sont venus tardivement à la danse après un parcours plutôt sportif. Cela contracte et relâche et la dépense physique permanente tient d'une mise à l'épreuve sous le regard de l'autre autant que d'une volonté de se surpasser. Un désir de « plus haut, plus vite, plus fort », de performance et d'efficacité que le climat subtilement daté connote de façon amusante. 

Mais cette logique d'épuisement répond à une tendance assez présente dans les propositions des artistes d'aujourd'hui, que l'on se souvienne du récent A Duet (2022) de Dovydas Strimaitis, ou de Révolution (2009) d'Olivier Dubois, pièce pour quatorze danseuses qui constitue l'un des archétypes. Mais le modèle pourrait-être le solo de Stanislas Wisniewski pour Cécile Pégaz, intitulée Le Monde septembrisait en octobrisant lentement vers novembre (2006) en ce que le dispositif, une danseuse répétant des dizaines de fois la même séquence, se concentrait sur le strict rapport du corps à son épuisement (c'est la différence d'avec une pièce comme Tragédie (2012) du même Olivier Dubois dans laquelle il s'agissait de pousser « à bout » les danseurs, et pas seulement leur corps). Pour Maubon & Lefèvre la tétanie peut tenir de limite, cela ne met pas en jeu la personne elle-même. La séquence plus « expressivité gestuelle » où les deux protagonistes jouent à ramasser leurs tripes comme répandues au sol, pour un peu gore et légèrement ridicule, n'en vaut pas moins aveu que tout cela reste une mise en scène de l'effort, non une expérience existentielle, et dans le fond une manière de plaisanterie légèrement potache plus qu'une mise à l'épreuve. 

Les deux co-chorégraphes constituent un couple, ils se connaissent depuis leurs années d'études chez Coline (on peut une fois encore rappeler l'importance et l'excellence de cette formation), et assument leur vie et ses aléas avec ce que cela suppose de marque physique (la grossesse de Clémentine Maubon par exemple). Abdomen tient de la pochade de deux interprètes qui connaissent bien les ressorts du métier (elle avec Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, lui chez Michel Kelemenis), ils ne cherchent ni à régler des comptes ni à prouver quelque chose de l'humain. Ils sont vaguement performants, légèrement rivaux à s'en taper (littéralement) le ventre, comme une partie de bras de fer moyennement convaincue. Abdomen ravit parce que cette quasi-parodie de pièce d'épuisement désamorce la dimension tragique et tout simplement parce que ces deux complices n'y mettent aucun rapport de force réel mais beaucoup de jeu. 

Philippe Verrièle

Vu le 16 juin 2023 au Centre Chorégraphique National de Tours, dans le cadre du festival Tours d'Horizon.