Add new comment
« La vie n’est pas utile ou C’est comme ça » de Bruno Freire
Un solo où la danse interroge l’humanité par la parole du penseur écologiste brésilien Ailton Krenak. Une claque.
La pensée d’Ailton Krenak, philosophe et poète écologiste du peuple Krenak , a de quoi inspirer les chorégraphes, naturellement sensibles à la vie. L’idée selon laquelle l’humanité serait en train de manger sa planète et la vie, autre chose qu’une variable d’ajustement économique, a innervé, entre autres, le travail de Marcela Santander Corvalán [lire notre interview] qui est d’origine latino-américaine comme Freire, Brésilien installé à Bruxelles et passé par la formation ex.e.r.ce à Montpellier.
Si la vie n’est pas utile, comme l’explique Ailton Krenak dans son ouvrage éponyme, qui dire de la danse ? Elle représente, comme la vie en soi, la valeur de ce qui est inutile aux yeux d’un système de pensée qui évalue toute chose à l’aune de sa rentabilité économique. Logiquement, une pensée qui aime à nous rappeler que « la vie est transcendance » et « n’a pas de définition » pourra rencontrer la danse, les deux assumant leur liberté à incarner une valeur intrinsèque.
Dans son solo, Freire danse sans obligation de résultat en termes de produit chorégraphique fini ou défini. Et s’il transmet les paroles d’Ailton Krenak, il nous invite à l’accompagner, le temps d’une séance partagée, à son propre processus d’interrogation, son étonnement intérieur face à la remise en question fondamentale de l’activité humaine sur la planète. Il entend le texte dans son oreillette et le reproduit, l’ingurgitant par son corps et ses mouvements. Loin de lui, toute velléité didactique. Au contraire, quand Krenak démonte les mythes autour des concepts occidentaux de durabilité, Freire se roule dans l’herbe et mange de la terre, ou presque.
Il faut dire que l’endroit était particulièrement bien trouvé, derrière la salle de La Dynamo des Banlieues Bleues, où un jardinet carré a permis de placer le public autour de l’aire de jeu et sous le chant des oiseaux. « La vie est une danse dont vous êtes les fruits », écrit Krenak.
Et Freire de s’accrocher à un arbre, s’élevant le temps d’un instant au-dessus de son état d’instabilité permanent, ou bien d’intégrer quelques asanas venant du yoga, dans sa position de passeur entre nous et le philosophe crenaque qui appelle à « jouir vraiment de la vie, cette merveille de l’existence ».
Si l’humanité consomme les fondements de son existence, c’est qu’elle a perdu cette capacité essentielle. Et le corps du danseur erre à travers l’existence en cherchant sa danse. Il titube en voulant peut-être retarder la fin du monde (autre titre d’un ouvrage de Krenak), partant de gestes primordiaux pour retrouver les origines de la vie et une humilité qui pourrait amener l’humanité à renouer avec l’essentiel. « When I move… you move… » répète-t-il. Bien sûr, le public reste assis. Mais la métaphore est claire, chacun est responsable de faire bouger sa pensée. Sans y être obligée. On ne peut obliger l’humanité à s’intéresser à la vie, ni à aimer la danse, même après avoir été bousculé par le binôme Freire/Krenak. Mais la porte s’est ouverte un peu plus.
Thomas Hahn
Rencontres Chorégraphiques de Seine-Saint-Denis, La Dynamo des Banlieues Bleues, le 2 juin 2023
Catégories: