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Trajectoires : « Infinité » d' Yvann Alexandre

Avec Infinité, Yvann Alexandre propose un duo pour quatre interprètes interchangeables. Et un dispositif qui regarde vers ces grands chorégraphes américains qu’il n'a jamais vraiment côtoyé mais qui manifestement lui suggèrent quelques nouvelles idées et quelques réussites, à commencer par une très belle danse, très humaine. A voir au festival Trajectoires à Nantes le 18 janvier.

Parions que vous n'avez pas commencé par lire la dernière ligne de cette critique, celle qui indique quand et où le spectacle a été vu… Pourtant, dans le cas présent, cette indication est indispensable car le processus d'Infinité conduit à ce que chaque présentation propose potentiellement une œuvre différente. Evidemment, il faut tenir chaque représentation de chaque œuvre chorégraphique pour unique, mais dans le cas présent, le concept va assez loin pour que l'on puisse penser qu'il s'agit d'une œuvre totalement différente à chaque fois… 

Constituée par ce dispositif chorégraphique, la pièce garde toutefois toute sa rigueur de composition, caractéristique de son auteur.  Elle joue sur le hasard,  la surprise et la réponse opportune donnée dans l’instant, sans renoncer à faire œuvre. Cela tient de la machine générative, à l'image du Cent mille milliards de poèmes de Queneau… Toutes proportions gardées cependant, car il n'y a, dans le cas d'Infinité « que »  dix-huit versions. Mais l'esprit est là.

Donc, au choix, trois organisations spatiales différentes : en frontal, avec le public installé en U, et in situ. Quatre interprètes pour un duo. Avant la représentation les danseurs décident de qui va danser et de ce qui sera dansé, chacun ayant dans les jambes l'intégralité de tous les patterns composés – il faut rappeler que Yvann Alexandre élabore ses pièces « à la table » avant de les transmettre – et si ces séquences chorégraphiées intègrent des gestes ou des mouvements de pièces anciennes, les danseurs l’ ignorent. Ils ont même été choisis pour cela. Toute recension critique ne vaut donc qu'au regard de la mention du lieu et du jour de la représentation, les conditions initiales pouvant être, d'une date à l'autre , radicalement différentes selon les options « internes » que les interprètes prennent une fois les prémices posés. Pour cette première, parisienne et dans la version en U, il s’agissait d'Alexis Hedouin et Louis Nam Le Van Ho, excellents danseurs, le premier dans une énergie contenue, le second dans une précision extrême et une présence totale. 

Ce soir-là, cela commence par une entrée des deux interprètes en parallèle, par les côtés, à partir d'un hors champ qui est ainsi intégré à l'espace. Composition en miroir avec quelques détails curieux comme se caresser le pied contre le sol, ou bien stopper des mains un effleurement au creux du bras… Exemples de cette composition aussi ciselée que soigneuse, mais avec quelque chose de différent, d'un peu plus coulé et libéré qui très vite s'impose après que la bande son ait emporté le mouvement dans le standard Smoke gets in yours eyes… Etonnante utilisation de la chanson de Jerome Kern, pas vraiment dans les usages du chorégraphe. 

Les deux danseurs courent, sautent, élargissent le mouvement à tout l'espace, bien au-delà de la seule aire de jeu définie par les spectateurs. Une appréhension par une danse flottante mais tenue qui évoque une « post-Judson » légèrement dévergondée… 

Puis les danseurs reviennent au centre, risquant des équilibres sur un sol pourtant glissant – c'est une des contraintes d'accepter les espaces non théâtraux – se rapprochant, se touchant dans un moment de tendresse pudique qui renvoie aux toutes premières pièces d' Yvann Alexandre (La Tentation d'exister -1995 !) et qui n'apparaissait plus aussi clairement dans ses pièces récentes. La voix du chorégraphe enregistrée qui dit l'un de ses textes ; Smoke gets... qui revient mais déformé ; la lumière a basculé… Et lorsqu'ils se retrouvent tête contre tête, quelque chose étant résolu et la rencontre ayant abouti, les danseurs font corps commun en respectant leur différence. Mais cela pourrait se dérouler différemment la prochaine fois…

Infinité, avec cette part d'aléatoire qui évoque les jeux de Cunningham, cette liberté gestuelle toute de fluidité propre aux grands de la Judson, ce goût de l'accident dans une structure très maîtrisée que revendiquait Andy De Groat, renvoie à un imaginaire chorégraphique américain jusqu'ici absent dans le parcours d'Yvann Alexandre. On y trouvait – et l'on y retrouve toujours –  une précision évoquant Dominique Bagouet dans sa dernière période, et donc un « parfum » de Trisha Brown, mais cela ne poussait pas plus avant dans cette direction. D'où l'importance de cette création qui ouvre la danse du chorégraphe vers un univers nouveau, peut-être nourri des collaborations québécoises qu’il développe depuis quelques années … Reste qu'il s'est passé quelque chose…

Philippe Verrièle

Vu le 13 février 2023 au Générateur, Gentilly, dans le cadre du festival Faits d'hiver.

Le 18 janvier 2024 à 20h30 au Musée d'Arts de Nantes dans le cadre du Festival Trajectoires
Le même soir  : EX-POSE(S) d'Héla Fattoumi et Eric Lamoureux - 19h15 Musée d'arts de Nantes - Trajectoires

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