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Entretien avec Rachid Ouramdane
Qu’est-ce que l’âge d’un corps ? Angelin Preljocaj et Rachid Ouramdane explorent cette question énigmatique à travers leurs créations respectives dans ce programme intitulé Over Dance, produit par Aterballetto et présenté à Chaillot à partir du 15 février 2023. Nous avons demandé à Rachid Ouramdane, à la fois chorégraphe d’une de ces créations et directeur de Chaillot Théâtre national de la Danse, de nous dévoiler les ressorts de ce projet.
Danser Canal Historique : Quelle est la genèse de cette création ?
Rachid Ouramdane : C’est un projet qui a démarré avec Gigi Christoforetti, directeur d’Aterballetto, une compagnie du nord de l’Italie. Sachant qu’il m’arrive régulièrement de faire des projets avec des personnes différentes, qui ne sont pas obligatoirement des danseurs, mais des sportifs, des jeunes, des personnes âgées, il m’a proposé de réfléchir à un projet qui s’intéresserait au vieillissement du corps. Et particulièrement celui des danseurs. Et s’il est vrai que ce parcours de vie, de danse, vu à travers le prisme du vieillissement du corps, peut être perçu comme un amoindrissement au niveau de la performance, l’histoire de la danse ou mon expérience – même si je n’ai pas encore l’âge de mes interprètes – m’apprennent que l’on découvre d’autres capacités. Le bûto et Kazuo Ohno par exemple, nous prouvent que le vieillissement n’est pas forcément synonyme d'amoindrissement physique. D’où ce titre, Un jour nouveau, qui ne sonne pas comme une fin mais au contraire comme un départ.
Avec Gigi Cristoforetti nous avons cherché le chorégraphe idéal pour ce projet. Angelin Preljocaj était en train de donner Le Lac des cygnes à Chaillot et je savais qu’il avait plusieurs cordes à son arc. Je connaissais notamment tout le travail qu’il avait effectué avec les détenues des Baumettes, et assez naturellement j’ai suggéré à Gigi de lui proposer. Angelin a accepté. Puis il a annoncé que ce serait assez court. Au départ, je devais faire, uniquement pour le Foyer de la danse de Chaillot, une sorte de première partie. La création d’Angelin devant partir en tournée sans ma contribution. Gigi m’a ensuite demandé de l’envisager sur scène pour construire une soirée entière. Mais c’est une pièce très courte qui va durer 13 minutes. J’ai accepté avec plaisir de modestement contribuer à une petite partie du programme.
DCH : Comment abordez-vous ce sujet ?
Rachid Ouramdane : Mon idée était de travailler sur un bloc de vie, un bloc d’histoire, de danse. Dans le monde de la danse, s’intéresser à une certaine maturité, implique de prendre en compte le corps comme outil du danseur. Mais aussi de s’attacher à l’évolution de courants esthétiques, à tout ce qui a traversé ce danseur. J’avais envie de couvrir un large spectre, les représentations les plus anciennes, les plus diverses, et assez naturellement, j’ai pensé au music-hall. De plus, ça représentait pour moi la danse d’avant, de la nostalgie, du passé, qui a évolué mais s’est un peu défraîchie. J’ai alors imaginé plusieurs lignes de maturation à travers des corps et des danses qui ont vieilli et l’évolution d’une relation de couple. Du coup j’ai commencé à chercher un duo de danseurs qui avaient déjà une longue histoire de danse derrière eux.
DCH : Comment avez-vous trouvé ces danseurs ?
Rachid Ouramdane : Darryl Woods, qui vient des Etats-Unis, m’a été présenté. Il a dansé au Harlem Ballet et a été formé à l’américaine : tap dance, danse classique, jazz, chant, music hall. Puis, il est venu en Europe a travaillé avec Alain Platel, Sidi Larbi Cherkaoui, Mark Tompkins. Quant à Herma Vos elle a fait le Lido, tous les grands cabarets parisiens. Elle a été membre de l’Orchestre du Splendid, a été photographiée par les plus grands photographes, avec Sylvester Stallone, Alain Delon, joué dans plusieurs films… Je les ai réunis, ils ont toujours dansé en fait, et m’ont raconté ce qu’ils avaient traversé. Et je trouvai que c’était beau de partager cette histoire, de tordre le cou à la norme du corps parfait. Bien sûr, Herma Vos pour être star de tous ces music-halls, répond à des canons esthétiques. Mais une fois les strass et les paillettes enlevés, que reste-t-il de ces gestes, de ces mouvements, et surtout de cette présence ? Le chorégraphique c’est composer le mouvement, structurer l’espace, c’est aussi, cette question de la présence. Le geste, pour moi, est une façon de toucher l’intime, qui jaillit de la personne…
Galerie photo © Patrick Cockpit
DCH : Comment ont-ils réagi face à votre proposition ?
Rachid Ouramdane : Différemment. Darryl est toujours très actif. Il va repartir en tournée avec Sidi Larbi Cherkaoui. Pour lui, parler de ce qu’il est aujourd’hui, n’est pas évoquer son passé ou ce qu’il aurait perdu, mais ce qui l’a amené à être celui qu’il est aujourd’hui.
Pour Herma, au contraire, de nombreux éléments qui étaient propres à sa discipline ont disparu. Notamment parce que notre société évolue, la façon de représenter le corps féminin a changé, le Lido des années 70 était très normé, très genré. Elle continue de faire des shows, mais plutôt dans le domaine du chant, elle organise des événements. Elle a eu un rayonnement extraordinaire. Elle a été en contact avec de très nombreux artistes, des mondes différents, elle a de l’appétence pour l’expérimentation, la recherche et était prête à explorer une tout autre façon d’aborder la scène.
DCH : Faites-vous appel à la parole ?
Rachid Ouramdane : Je n’ai pas voulu recourir aux témoignages comme je le fais parfois. D’une part car c’est un format court, d’autre part car j’aime faire apparaître ce qui n’est pas dit dans le témoignage, dans les silences, les hésitations... Mais ils chantent. Et comme souvent, la chanson c’est le témoignage. Dans un de mes précédents spectacle,Tordre quand on entend Nina Simone et qu’Annie Hanauer prend toutes les syllabes dans une danse très découpée, on a l’impression que son corps parle. Idem dans Franchir la nuit quand j’utilise ces grands hymnes pop de Bowie, comme Heroes « Un jour je serai roi et tu seras ma reine. J’aimerais savoir nager comme les dauphins, comme les dauphins nagent », et que nous voyons ces gamins les pieds dans l’eau, connaissant leur histoire, tout d’un coup ça peut apparaître comme étant leur témoignage. Ce sont des sortes de glissements de sens, qui me permettent, tout en pudeur, de ne pas faire parler les gens, quand les mots sont impuissants ou quand je pense qu’il ne faut pas leur faire dire certaines choses. Je travaille toujours les chansons comme ça. C’est pour ça que j’ai voulu que l’on entende A little night music de Stephen Sondheim. Cette chanson nous raconte une histoire d’amour, et nous dit à quel point les deux amants sont des êtres différents, et comment le temps a passé. Les paroles sont assez sublimes mais c’est très allusif, très poétique, très habile. Le texte sera sous titré.
Il se trouve que c’est le premier « musical » que Darryl a vu dans les états du Sud. Aller au théâtre dans ces états-là, à cette époque, n’était pas si facile pour les populations noires. Il n’y avait plus de ségrégation officielle, mais ça restait très délicat. J’aime bien m’appuyer sur des éléments autobiographiques et mesurer la puissance que ça évoque pour l’interprète. Ensuite, à l’écriture, de faire en sorte que ces choses très personnelles deviennent partagées. Ce fut une rencontre, dans un temps très court d’une dizaine de jours avec ces deux personnes.
DCH : La pièce comportera-t-elle d’autres musiques ?
Rachid Ouramdane : Il y a une création de Jean Baptiste Julien qui compose la musique de toutes mes pièces de ces dernières années. Il a cherché des sonorités qui renvoient à ce thème, il a par exemple introduit un vrai chachacha, tout en conservant sa capacité à faire oublier le temps, c’est très hypnotique, avec des suspensions… Alors que ce projet nous renvoie au temps qui passe, sa musique donne l’impression que le temps s’arrête, l’espace d’un moment on est comme en apnée.
DCH : Actuellement, on voit de plus en plus souvent des danseurs âgés au plateau. Pourquoi, selon vous ?
Rachid Ouramdane : Peut-être notre société devient plus inclusive, un terme très utilisé aujourd’hui. Mais effectivement nous avons cheminé, et aujourd’hui, nous nous rendons compte que ces personnes que nous n’avions pas l’habitude de voir sur un plateau auraient dû être là depuis longtemps.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Over Dance - Aterballetto / Angelin Preljocaj / Rachid Ouramdane
A Chaillot - Théâtre national de la Danse du 15 au 23 février 2023