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Je voudrais sans la nommer vous parler d’elle…
Cette performance dansée, chantée et luttée est l’objet le plus singulier et complexe de la saison. On peut en parler à condition de _____________.
C’est sans doute l’exercice le plus singulier auquel on puisse se soumettre en parlant d’un spectacle. Exercice paradoxal puisque les artistes souhaitent habituellement que leurs noms soient cités, ainsi que le titre de la pièce, souvent en majuscules. Alors, peut-on évoquer une pièce sans la nommer ? Il le faut dans ce cas, pour répondre aux injonctions de son auteur, plus précisément de cette moitié des deux auteurs qui continue le projet. Lui, né à ________, continue seul cet exercice scénique, intellectuel et émotionnel, qu’il avait conçu avec sa partenaire dont il voulait, au départ, même pas révéler le genre.
Comme il serait selon lui irresponsable d’évoquer les drames politiques qui font pourtant la raison d’être de ce solo au titre qu’on ne nommera pas, mieux vaut ne rien nommer du tout, pour ne permettre à aucun esprit malveillant de remonter le fil des indices. Après tout, l’exercice ne devrait pas être hors de portée. N’a-t-on pas déjà vu des romans entiers s’écrire sous contraintes, par exemple sans utiliser le lettre e, et sans expliquer La Disparition faisant l’objet de son écriture ?
Dans le pays de la performeuse absente, des gens disparaissent également. « La situation ici devient de pire en pire. Il y a des arrestations tous les jours, même des gens que je connais. Je n’aurais jamais pensé dire ça mais ce projet peut me coûter la vie. Si on joue, je ne pourrais jamais être en sécurité. Je ne peux pas mettre en danger la vie de mes proches », a-t-elle écrit pour motiver son abandon. Et le duo devint un solo. Lui, qui continue seul cette aventure, parle de tout, au café comme sur scène, mais il ne faut pas l’écrire. « Soyons responsables » a-t-il dit. Et on entend : Parlons de tout, mais sans le nommer.
On va donc taire ici également le nom de l’interprète présent et tout ce qui pourrait aider à identifier l’objet artistique. Et surtout, ne révélons pas le nom du pays d’origine de son interprète féminine, de toute façon absente, sauf par sa voix et en nous conduisant à travers sa ville, en voiture. En quelque sorte l’exercice d’écriture qui suit ressemble à la tentative de décrire une femme portant la burqa… Sauf que l’artiste en question a choisi de vivre en France pour ne jamais avoir à la porter. Pour autant, elle ne vient pas d’Afghanistan.
Pour parler d’eux, disons simplement que _______ et ________ se sont connus en France et que leur duo devait chanter l’envie de se rencontrer d’humain à humain et d’artiste à artiste, même si les gouvernements et les pays respectifs se font une guerre qui couve sous la surface et pourrait éclater à tout moment. Il ne s’agit donc pas d’une Ukrainienne et d’un Russe, loin de là. Artiste d’une discipline non dévoilée mais a priori pas chorégraphique, vient d’un pays dont les habitants, contrairement à leurs gouvernements, sont connus pour leur douceur, leur ouverture d’esprit et leur hospitalité.
Ce peuple n’a pas de chance avec ses régimes, sa révolution ayant finalement remplacé une dictature par une autre au lieu de trouver la douceur de cette révolution permanente que chantait Moustaki. Ils ont au contraire connu une révolution religieuse, aujourd’hui contestée par une révolte brutalement réprimée, dans un grand pays au nom qui se termine par n et commence par I. Mais on évitera d’en aligner les quatre caractères pour permettre à notre chronique d’échapper aux recherches par intelligences artificielles des services secrets.
« N’as-tu pas peur qu’ils ont mis ton téléphone sur écoute, » ai-je demandé à l’auteur et interprète de ___________. Oui, il le craint et aussi que des informations sur le contenu puissent fuiter en dehors de la salle. Lui, il est né dans un tout petit pays dont le nom commence par le même I et que l’ennemi appelle « entité ». Petit pays à l’emprise colossale sur la politique mondiale, inversement proportionnelle à son étendue géographique.
Le grand problème de ce duo empêché réside donc dans la constellation culturelle et historique qui est évoquée sur scène par des vidéos tournées, montrant les villes au gré d’une balade en voiture, accompagnée de chansons romantiques vouées à l’amour de l’autre et du pays natal. Mais sur place, la rencontre entre les deux est impossible. En France, les deux protagonistes avaient pris des cours de lutte et se seraient retrouvés dans une étreinte aussi symbolique que sportive: « Joue contre front, front contre front, une position que nous appelions the French kiss ». Et ça en serait assez pour être considéré, dans le pays de celle qui craint pour sa vie, comme un acte de haute trahison.
Si dans une compétition sportive internationale un.e athlète ou autre du plus grand des deux pays se qualifie pour affronter un.e adversaire du petit pays, le renoncement est de mise, sinon la carrière est compromise. L’ennemi est intouchable ! Ce qui explique tous les risques que la performeuse de _______________ aurait pris si elle avait poursuivi le projet avec ___________. Viendrait-elle tout de même voir la version solo ? « Ce serait trop douloureux pour elle », a-t-il répondu.
On la comprend. Absente, elle est au cœur de ____________, son partenaire l’évoquant de bout en bout, par le jeu comme par la scénographie. « Je suis contre toi », disent-ils en unisson, s’affrontant en lutte gréco-romaine. Sauf que lui est seul sur le plateau, face au vide et à la voix enregistrée de sa complice : « Contre toi », telle une étreinte en toute opposition, répétant les slogans qui ferment toute possibilité de dialogue : « Vous préparez la bombe nucléaire » contre « vous avez pris le pays aux Palestiniens » contre « nous n’avions pas d’endroit et c’est notre terre historique » etc.
On entend aussi, dans les vidéos qui font une belle partie du spectacle, les discours politiques et religieux des deux côtés qui attisent les divisions. Mettre en évidence ces mécanismes du conflit qui empêchent le dialogue est le sens même du spectacle et sa raison de se manifester sur un plateau, malgré tout. Et il a été présenté dans un des principaux théâtres de France, à savoir le _________________ dans le cadre de _____________, grand festival hivernal qu’on ne présente plus.
« Quand nous avons appris que nous y sommes invités, ça a été la panique », a même dit l’auteur de _____________, craignant pour sa partenaire et ses proches. Ce faux solo souligne toute l’importance à séparer le pouvoir étatique du religieux, ce qui n’est le cas dans aucun des pays d’origine des deux protagonistes. Et si le spectacle ne se termine pas par la chanson de Moustaki, mais avec Jean Ferrat, c’est pour dire toute l’importance et la consolation de pouvoir malgré tout se rencontrer en France, même si ce n’est pas sur scène.
Thomas Hahn
Vu le _________, Paris, _________________
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