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« We should have never walked on the moon »
Low Rider et haute tension : (La)Horde occupe tous les espaces de Chaillot et crée l’événement de la saison.
C’est effervescent, excitant, stimulant, hors normes et hors format ! Le Ballet National de Marseille (BNM) sous la direction de (La)Horde envahit Chaillot de haut en bas, en long et en large. Et avec eux vient le public jeune, un peu fashion victim à ses heures, que Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel ont su attirer avec Room with a View, notamment grâce à la participation de Rone comme compositeur et DJ.
Le soir de la première– du vernissage pourrait-on dire – deux fois 900 personnes, toutes générations et habitudes confondues, ont été accueillies en deux tranches horaires pour circuler à leur guise dans les salles, escaliers, foyers allées et couloirs du Palais de Chaillot, côté Théâtre National de la Danse. Spectacles brefs ou performances de plusieurs heures, apparitions éclairs, projections de films se mélangeant à la présence de danseurs et performers, œuvres plastiques en slogans esthétisés ou feignant l’éphémère, images et rêves de glamour croisant des scènes de révolte urbaine… : We should have never walked on the moon défie toutes les dimensions d’un événement chorégraphique et trouve dans les vastes espaces de Chaillot un terrain rêvé, occupé et subverti avec force, bonheur et enthousiasme festif.
Galerie photo : Laurent Philippe
En explorant le labyrinthe qui s’offre alors aux visiteurs, on passera à un moment sous les gradins de la salle Jean Vilar – une première et dernière occasion de voir cet envers du décor avant que ne débutent les travaux de rénovation – pour assister à la projection en boucle de Cultes, film culte de (La)Horde. Mais on le voit ici à travers un rideau de pluie, au moment où un orage éclate à l’écran, au-dessus de la foule venue assister à un concert. Les images bucoliques de jeunes plongeant dans un lac ou y flottant dans une tranquillité post-romantique – comme pour entrer dans le monde des rêves – se prolongent en performance dans le bassin d’eau installé entre le public et la scène. Le désir de sensations fortes et l’enivrement qui font la matière de Cultes résonnent naturellement avec l’événement auquel on participe en tant qu’explorateur.
Presque trop de choses à voir ! Avec ses 21 propositions – qui parfois se superposent – We should have never walked on the Moon est à aborder comme la lecture d’un journal ou d’un magazine, où chacun fait ses choix. En guise de manuel, disons qu’on peut aussi bien se laisser flotter librement à travers tout Chaillot qu’on peut se faire un programme et se déplacer selon sa dramaturgie personnelle. Aussi chacun vit sa propre Chaillot Expérience et on trouvera des endroits où il faut faire la queue pour entrer dans une salle et d’autres, presque déserts par moments, mais tout aussi passionnants, comme la projection de Ghosts, œuvre filmique où un musée se transforme en château hanté et le gardien finit en danseur possédé, résumant l’expérience du projet entier.
Triptyque en trifrontal
Salle Firmin Gémier (les gradins rétractés), le programme est presque classique. La foule se masse sur trois côtés du plateau pour voir émerger le Low Rider, véhicule transparent poussé et soulevé par un système hydraulique rendu visible. Réduit à son ossature, le 4x4 entre en scène tel un taureau pour une corrida, sur le son d’une meute de chiens dont on retrouvera les aboiements ici et là, au cours des explorations. A l’instar d’un cheval au rodéo, le Low Rider (d’après le nom de ce genre de voitures-cultes) s’élève brusquement pour secouer ses occupants qui grimpent sur le capot ou le toit. Mais le couple sait finalement se servir des soubresauts pour suggérer des ébats sulfureux, selon cette gestuelle du bassin qui est aujourd’hui l’enseigne chorégraphique de (La)Horde.
Galerie photo : Laurent Philippe
Une brève transition plus tard, on retrouve cette signature-choc(s) dans une adaptation de Weather is sweet où une paire de fesses féminines se transforme en punching-ball. On savait que sur ce presque-ring-de-boxe la formule allait percuter de plein fouet. Mais qu’en serait-il de Concerto de Lucinda Childs, habituellement vu par un public sagement assis face au plateau ? Dans l’effervescence de la foule – on est debout ou assis au sol – la rigueur de la danse et les costumes noirs font office de douche froide, d’un rappel à l’autorité et donc d’un contrepoids face à l’ambiance débridée.
Galerie photo : Laurent Philippe
Curieusement, on est ainsi – de manière inversée – dans la même mise sous tension par Concerto qu’au sein du dernier programme mixte du Ballet National de Marseille / (La)Horde, où les danseurs font sentir une résistance intérieure défiant les structures mises en place par l’Américaine. Drôle de retournement dans le détournement qui résume en soi le fin dosage en subversion dans chaque création de (La)Horde. Les trois brèves chorégraphiques tournant en boucle sur le plateau, on peut bien sûr commencer par voir Concerto et passer à une libération jubilatoire avec Weather is sweet et Low Rider. L’indomptable bête motorisée et l’animalité de ses passagers préfigurent par ailleurs un élément de la prochaine création de (La)Horde, comme l’expliqua Arthur Harel.
Grand escalier et anarchie
Ainsi secoué, on remonte éventuellement en direction du grand escalier et de son tapis rouge, où il peut arriver que l’on voie débouler un drôle d’intrus tout de blanc vêtu, poursuivi et rapidement éconduit par deux agents de sécurité. L’altercation furtive laisse planer un soupçon de festival de Cannes, puisque c’est pour les marches du Palais des Festivals que la performance a été créée. Détournement dans le retournement : Au lieu d’une montée solennelle, (La)Horde propose un chamboulement en cascades, sur un tapis rouge qui semble avoir brûlé sur les bords et s’affiche dans un rouge-et-noir parfaitement anarchiste.
Galerie photo : Laurent Philippe
En redescendant vers le Foyer de la Danse, on tombera probablement sur une autre forme de cascade, cette fois sous forme d’un extrait de Room with a View, performé sous le titre de Soulèvement. Le quatuor est en effet occupé à soulever un corps comme pour le faire basculer vers une nouvelle forme d’extase. Mais tout va très vite et il suffit ensuite de tourner à droite pour tomber sur l’énorme installation dans le foyer où l’on plonge au cœur d’un cycle appelé The Master’s Tools (Les outils du maître), titre d’un film autour d’une révolte urbaine symbolique, forte de jets d’eau et d’objets. L’affrontement est mis en scène avec un réalisme étonnant et il pourrait s’agir là aussi d’un tableau de Room with a View, ou de son inspiration.
Une « Bête » noire face à la Tour Eiffel
Face à l’écran, le Foyer est bien rempli, non seulement de spectateurs mais surtout par The Beast, énorme limousine noire qui porte donc le même nom que celle qui véhicule aux Etats-Unis Mr. POTUS, le président. Si cette bête est tous les soirs à nouveau décorée du graffiti « WE THE PEOPLE » (Nous, le peuple) pour devenir le théâtre d’escalades et d’acrobaties en tenues particulièrement osées, l’espace accueille aussi une adaptation de Lazarus, le solo d’Oona Doherty (lire notre critique)que l’Irlandaise avait transmis au BNM en 2021.
Et à l’extérieur brille, telle une décoration de noël, un soupçon de Tour Eiffel qui nous parvient à travers une buée permanente dans laquelle s’inscrivent des slogans, comme tracés par les manifestants aperçus à l’écran ou bien, pourquoi pas, quelques visiteurs. Par exemple « The window of opportunity is closing », avertissement à haute teneur de « no future ». Message écologiste, politique ou philosophique? La buée, par ailleurs, ne coule pas ! Avec les inscriptions elle forme une œuvre en soi, faite d’un « composé opacifiant chimique » et porte le titre Let Off Steam.
(LA)HORDE / Ballet national de Marseille • WE SHOULD HAVE NEVER WALKED ON THE MOON from Théâtre de Chaillot on Vimeo.
Etude de charge
Mais qui, des 1.800 performeurs dans le rôle du public embarqué sur ce parcours, se pose alors la mère de toutes les questions, à savoir : Mais comment ont-ils fait pour faire rentrer une telle voiture, d’une longueur de neuf mètres, dans le foyer de Chaillot ? « On voulait la faire passer par la baie vitrée en enlevant une des fenêtres, mais c’était trop cher », explique l’équipe technique du théâtre. Au lieu de quoi « il a fallu couper la bête en trois tranches et amener chacune par une rampe spécialement construite pour ensuite la tracter par des transpalettes. Ça s’est fait en quatre heures environ. Bien sûr qu’il y a eu de petits pépins comme des pare-chocs arrachés puisque les espaces n’ont pas été pensés pour de telles opérations. »
Plus compliqué encore : Pour s’assurer que les 1.200 kg de la Bête noire plus les spectateurs et autres installations dans le Foyer de la Danse ne déstabilisent pas l’architecture, « une énorme étude de charge a été menée ». Et au sous-sol, salle Jean Vilar, une autorisation spéciale a été nécessaire pour faire monter le public sur le plateau, depuis lequel on regarde Cultes en choisissant librement de s’asseoir, se coucher ou rester debout.
Reflets de rêves et de révoltes
On pourrait ainsi aborder We should… par ses chevaux-vapeur, de The Beast, apparu pour la première fois lors d’une performance de (La)Horde dans le cadre de la Nuit Blanche de 2017 au Low Rider comme entrée dans leur avenir proche. L’articulation dynamique entre ces bêtes à quatre roues, le 7e art, les installations et les chorégraphiques, (La)Horde ne cessent de se réinventer et offrent avec We should… l’occasion d’une plongée complète dans leur univers à la croisée de la culture club, de l’art contemporain, de la danse et du cinéma réinventés.
Ainsi se forme un reflet des rêves et des révoltes de leur génération trentenaire, et celle-ci le leur rend bien. A Chaillot elle se reconnaît parfaitement dans une fresque kaléidoscopique où toutes les strates temporelles et sociales s’entremêlent, où toute personne traversant les espaces pourrait être elle-même à l’origine des slogans et inscriptions, où l’on se trouve confronté à certaines envies secrètes et aussi aux incertitudes de notre époque. Le talent de (La)Horde est justement de donner à tout ceci une vitrine et de savoir mettre des images sur des sensations parfois confuses. « We should have never walked on the Moon » est une citation de l’acteur et danseur hollywoodien Gene Kelly qui résume poétiquement le croisement entre le rêve américain et les doutes que cette folie des grandeurs suscite aujourd’hui quant à l’avenir de l’humanité.
Thomas Hahn
Le 27 octobre 2022. Chaillot Théâtre National de la Danse. Dans le cadre du cycle Chaillot Expérience Jusqu’au 4 novembre, 19h et 20h.
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