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« Be Here Now » de Benjamin Millepied
Les Théâtres de la Ville et du Châtelet réunis pour la nouvelle création de Benjamin Millepied.
Quand nous a-t-on parlé pour la dernière fois de joie et d’euphorie ? Be Here Now ose une légèreté toute philosophique.
De tous les Français, Benjamin Millepied est sans conteste l’un de ceux qui est le plus à l’aise dans la culture anglo-saxonne et qui plus est, américaine. L’ancien Principal Dancer du New York City Ballet navigue avec le plus grand naturel entre l’univers du ballet européen (son Daphnis & Chloé pour le Ballet de l’Opéra de Paris) et la danse américaine. Logiquement, sa nouvelle création Be Here Now se révèle être une synthèse parfaite des deux hémisphères et des manières de penser la danse qui en découlent.
On est d’emblée happé par la fraîcheur et l’optimisme qui se dégagent de Be Here Now, pièce pour onze danseurs qui se lance sur un quatuor féminin. Dans la fosse, un quatuor à cordes interprète une composition de Caroline Shaw à l’étrange titre d’Entr’acte, suggérant un état de suspension, pour une musique où l’esprit de Schubert est traversé par de petits dérèglements contemporains. Et les danseuses suivent sur cette même voie, avec finesse et légèreté. Les corps passent par quelques frissons, se ressaisissent, et retrouvent leur esprit bucolique, sur un sol vert comme un pré. On y saute même comme des jeunes filles, tout en tenant en équilibre métaphorique sur la corde balanchinienne.
De quoi parle une pièce « abstraite » ?
Sur le sol vert, l’artiste collagiste et graphique Barbara Kruger a inscrit le titre de la pièce, en gros caractères d’imprimerie. A partir des années 1970, ces majuscules ont transformé le slogan en œuvre d’art. Engagée et proche des milieux féministes, elle cultive l’art de condenser en quelques mots des interrogations sur le mode de vie et les constructions culturelles dans un environnement capitaliste. Sa signature est aussi reconnaissable que celles d’un Andy Warhol, d’un Daniel Buren ou autres Yayoi Kusama. En 2021, le magazine Times classa Kruger parmi les cent personnes les plus influentes dans le monde. Voici qu’elle crée pour la deuxième fois une scénographie pour le Los Angeles Dance Project, après Reflections, créé au Châtelet en 2013.
Sur les murs de la cage de scène, cette habitante de la Cité des Anges inscrit son jeu de caractères pour interroger la danse : De quoi parle une pièce aussi abstraite que Be Here Now ? Et elle a quelques suggestions. Par exemple : « This is about kindness and doing damage » : une pièce sur la gentillesse et les dégâts qu’on cause. Ou bien soutenant que « ceci parle d’une explosion de plaisir, d’une charge fatale, d’un monde en ruines… » Mais souvent les inscriptions sont d’un optimisme flamboyant : « This is about perpetual joy » ou … « about a blast of pleasure » : une explosion de plaisir ! Et de toute façon : « This is about a thing called ‘you’ »… Une telle abondance apporte une grande liberté, à la danse comme à ceux qui la regardent.
Galerie photo © Laurent Philippe
Optimisme américain & inquiétude européenne
Après Entr’acte, en fait le prologue, Be Here Now bascule vers la percussion, mais continue comme une affaire bien genrée. Car après les quatre danseuses sur l’œuvre d’une compositrice, suivent cinq garçons sur le premier des Seven Pillars d’Andy Akiho. De cette œuvre purement percussive, interprétée dans la fosse par l’ensemble Sandbox Percussion, Benjamin Millepied choisit le plus souvent des ambiances lumineuses pour une danse au masculin toute aussi enjouée et harmonieuse, qui invite toutefois quelques accents toniques et virils.
Les deux genres ayant exposé leurs différences et leurs ressemblances, Be Here Now enchaîne avec la rencontre des deux, multipliant les duos dans un état d’innocence et d’insouciance. Et même si quelques secousses musicales, avertissements écrits (« This is about war and peace ») et dérèglements atmosphériques de la chorégraphie semblent vouloir troubler la sérénité par des incursions d’un esprit contemporain européen, l’optimisme prévaut. Et on comprend pourquoi Benjamin Millepied se sent en harmonie avec l’environnement américain. Il avait par ailleurs, après son départ de l’Opéra de Paris, créé en décembre 2016 avec le Los Angeles Dance Project une pièce au titre révélateur : Homecoming, un duo dans lequel il dansait lui-même.
L’esprit de Be Here Now correspond à l’idée de vivre pleinement dans l’instant, de profiter de la vie, de la lumière, de l’air, de la joie. La France a connu une danse par une telle ouverture dans les années Bagouet, avant le Sida. Et, plus lointainement, à l’époque précédant celle du ballet romantique. Be Here Now dégage en effet la sensation d’assister à une œuvre baroque, les contraintes symétriques en moins. Aussi on retiendra Be Here Now moins pour l’invention chorégraphique – il ne s’agit pas ici de réinventer la roue – que pour ses belles finitions, son écriture ample, généreuse et joyeuse comme pour son dialogue inhérent entre la danse américaine du XXe siècle et les inquiétudes contemporaines. Aussi l’inscription « This is about a thing called ‘me’ » pourrait être la réponse du chorégraphe à celles et ceux qui enquêtent sur les sources et les thèmes d’une telle pièce. Laquelle est, par ailleurs, en même temps un joli bouquet plein de fraîcheur pour fêter les dix ans d’existence du LADP !
Thomas Hahn
Vu le 13 octobre 2022, Paris, Théâtre du Châtelet (avec le Théâtre de la Ville)
Chorégraphie : Benjamin Millepied
Musique : Caroline Shaw, interprété par Eric Crambes, Olivia Hughes, Hélène Levionnois, Eric Levionnois
Andy Akiho, interprété par Ensemble Sandbox percussion : Jonny Allen, Victor Caccese, Ian Rosenbaum, Terry Sweeney
Conception visuelle : Barbara Kruger
Costumes : Benjamin Millepied
Lumières : Clifton Taylor
Danse: Marissa Brown, Lorrin Brubaker, Courtney Conovan, Daphne Fernberger, David Adrian Freeland Jr., Mario Gonzalez, Sierra Herrera, Payton Johnson, Shu Kinouchi, Peter Mazurowski, Vinicius Silva, Nayomi Van Brunt
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