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« Le Joueur de Flûte » de Béatrice Massin par Le Ballet de l'Opéra national du Rhin
Dans cette nouvelle création du Ballet du Rhin destinée à un public de tous âges, Béatrice Massin s'empare de la légende médiévale du Joueur de flûte de Hamelin popularisée par les frères Grimm et signe une fable onirique qui célèbre le pouvoir de la musique sur le monde et l'imagination.
Avec Béatrice Massin, la musique commande. Non qu'elle assujettisse la danse à une partition : pour ce Joueur de Flûteque donne le Ballet de l'Opéra national du Rhin – il y a au moins quatre compositeurs différents et un pot-pourri de beaucoup d'autres – mais parce que la réflexion autour de la musique contient une bonne part de la structure de l'œuvre elle-même. Et cette fois, malgré ce qu'il peut en sembler, elle en revient à un vieux camarade, Bach…
Pourtant il est annoncé un Joueur de Flûte, soit l'adaptation pour jeune public d'un conte des frères Grimm publié en 1816 dans leur Légendes Allemandes.Et, si la fable traite bien de musique – et pas seulement – elle remonte au treizième siècle soit bien avant le règne musical du grand Jean-Sébastien qui n'a, à ce que l'on en sait, jamais abordé ce sujet. Et pourtant Bach. Il ouvre et clôt ce ballet d'une petite heure pour treize danseurs et serre ce drame, car s'en est un, aussi sûrement que les pendrillons noirs focalisent le regard sur le plateau tout en trompe l'œil.
Ouverture à la française au caractère fastueux et royal, personnage tout de superbe, costumes subtilement décalé, genre doudoune Grand Siècle… Dès le lever de rideau le ton est au baroque, ce qui constitue cependant un curieux et double anachronisme. L'histoire du Joueur de Flûte s'ancre dans un passé beaucoup plus lointain et la musique de la Suite N°2de Bach qui résonne alors est sensiblement plus tardive que ce qu'évoque cette figure masculine hautaine comme un Louis XIV perdu dans la Florence de la Renaissance. Glissement subtil des références qui place d'office le ballet dans un ailleurs. Le roi – ou le prince ou le doge – s'amuse donc. Si sa variation s'appuie sur la taxonomie de la danse baroque, la chorégraphie la détourne très adroitement, le faisant danser pieds nus ou de dos, sur le labyrinthe fastueux et inquiétant du sol. Inquiétant car le chemin qui se dessine dans le dallage paraît (et ici soulignons l'art de l'atelier de décors de l'opéra du Rhin) serpenter entre des abymes sombres. Comme ces parcours des cathédrales, ceux d'Amiens ou de la Basilique de Saint-Quentin, faits pour perdre les diables, réputés ne pouvoir aller qu'en ligne droite, et guider les pèlerins vers un paradis. Chemin où l'on se perd donc. Or, le Prince ignore ces inquiétudes et danse tandis que l'on reconnaît la Suite de Bach et anticipons l'arrivée de la célébrissime « Badinerie » qui ferme cette partition. Satisfaction un rien replète de l'amateur qui se dit qu'il a tout compris dès le début… Et qui se trompe naturellement.
Ce qu'il y a de rassurant, c'est qu'il n'est pas le seul. Pour l'instant les enfants dansent avec une fraîcheur réjouissante, sur la base d'une composition par accumulation qui fait passer l'effectif de deux à sept dans une joyeuse cacophonie de gestes où se bousculent pas baroques, passages au sol et gestuelle expressive. Puis laissent la place aux grands qui se saluent avec componction. Cela tient de la Cour, sorte de chronique italienne à la Stendhal d'où sourd une inquiétude ; et Bach s’interrompt pour laisser place à Toru Takemitsu.
Galerie photo © Agathe Poupeney
Dans la lumière soudain descendue, glissant sur le ventre depuis le haut de jardin, grouillant au sol en fourrure grise, les rats envahissent la cour. Joli coup de composition qui avec un effectif réduit de danseurs donne la sensation d'une multitude menaçante et inhumaine. Du prince qui s'interpose ne reste bientôt plus que le couvre-chef cramoisi et vide de vie. Sans chercher à s'écarter de la fable, le ballet montre comment le Joueur de Flûte soudain survenu fait disparaître les rats qu'il entraîne avec lui, ou plutôt avec eux. Car, entorse à la légende, il s'agit d'un couple de de danseurs (ici Susie Buisson très fine et pourtant athlétique et Ryo Shimizu, mystérieux) dont la fascination opère sur les animaux. L'inquiétude gagne cependant ; plutôt que la flûte magique subjuguant les êtres pour les pousser à leur perte, le passage à la danse renvoie à la « manie dansante des corybantes », ou aux folies de danse strasbourgeoise du seizième siècle quand les habitants ne peuvent plus retenir leurs jambes. L'inquiétude gagne encore et glisse de John Zorn en Krzysztof Penderecki : musique superbe mais qui n'est guère gage de sérénité.
Les chasseurs de rats ont réclamé leur dû. Ils se heurtent au mépris. Lisant le conte pour ce qu'il porte de cynisme et de cruauté, Béatrice Massin ne cache alors rien de la violence du passage à tabac que les édiles de la cité font subir à leurs deux sauveteurs. La séquence, quoi que stylisée, assez dure pour un spectacle jeune public, n'élude pas, et devant les deux corps comme démantibulés, la vengeance finale trouve une explication à laquelle adhérer ; voire une justification franche.
Et elle arrive enfin ; on la reconnaît à peine. Hans Brügen (le chef d'orchestre et flûtiste qui dirige la Suite) l’a déjà transformée, mais brutalement ce sont les Doubles Six, Loussier, le Reggae qui débarquent, tous s'étant emparé de cette fameuse « Badinerie » attendue depuis le début. Elle se diffracte en un kaléidoscope musical aussi inquiétant que diapré. Toute l'angoisse sourde de cet air pourtant d'apparence si joyeuse éclate dans le traitement difracté du montage musical (on peut saluer la prouesse d'Emmanuel Nappey qui a réalisé ce petit bijou). Les meneurs de rats surgissent en haut. Les enfants s'aventurent, jouant, fascinés par les chemins multiples du labyrinthe et l'intelligence du décor d'Abigaïl Fowler y trouve tout son sens. Les enfants se perdent dans la danse, dans le chemin qu'étend devant eux les détours étranges de la « Badinerie » et ils finissent dans une nasse noire. Cela pourrait-être une de ces folies dansantes qui entraînèrent les strasbourgeois dont rien ne nous dit qu'ils ne furent pas entraînés par deux meneurs de rats. Et il n'y a pas de happy end…
Philippe Verrièle
Vu le 24 septembre 2022 au Théâtre de la Sinne, à Mulhouse.
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