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« Act II & III or The Unexpected Return Of Heaven And Earth » d' Emanuel Gat
Pour sa création Emanuel Gat s'est emparé des deux derniers actes de Tosca de Puccini. Mais ni analyse musicale par les moyens de la danse, comme ce qu'il réalisa avec Story Water (2018) ou Goldlandbergs (2013), ni mise en danse d'un drame lyrique, cette œuvre s'attache à la puissance d'émotion de la musique et traite de l'ouvrage lyrique comme des chansons de Tears For Fears dans le déjà culte LoveTRAIN2020, soulignant l'impact émotionnel des airs sur les corps. Avec un traitement de la noirceur particulièrement subtil, cependant.
Le rideau finit à peine de se lever que la musique s'impose déjà et un homme, allongé, nu, à cour, blême dans cet univers noir, se lance dans un mouvement au sol, roulant sur lui-même, mesurant de son dos le sol, l'arpentant de toute l'amplitude de ses jambes le plus largement écartées pour s'engager dans une danse d'une vigueur et d'une passion vibrantes. Une femme entre à son tour, pareillement nue, et pareillement elle se couche et engage sa variation, moins tranchante que la précédente mais lançant ses membres, pour une manière de relevé de l'espace.
Ainsi, onze fois, autant que ce premier acte comporte de numéros, jusqu'à ce que Scarpia succombe sous les coups de Tosca, les danseurs se succèdent et affrontent la musique. Construction simple et étonnante tant il convient de noter que la figure du solo est très rare chez Emanuel Gat. Et tandis que l'acte s'achève avec la fuite de Tosca emportant le sauf-conduit si dérisoire, le dernier des danseurs indique la sortie en remontant la scène. Aucune interaction entre les interprètes, sauf un très bref et presque furtif face à face, aucune identification possible des danseurs avec les rôles, aucune théâtralité expressive. Pour autant l'enregistrement de l'ouvrage – la fameuse version de 1965 dirigée par Georges Prêtre avec Maria Callas, Carlo Bergonzi et Tito Gobbi – n'a rien d'un habillage sonore ou d'un prétexte : elle impulse chaque vibration de chaque variation avec la force d'une décharge électrique mais il ne s'agit jamais de l'illustrer ou de la mettre en scène. Il est vain de chercher la moindre traduction de la dramaturgie de l'ouvrage lyrique dans le jeu des danseurs qui, justement, ne jouent pas ! Il est d'ailleurs révélateur qu'un homme danse pendant que s'élève le fameux Vissi d'arte tandis qu'une danseuse tient la scène pour l' « aiuto » de Scarpia que la cantatrice vient de poignarder. Et la lumière bascule, un triangle sombre de lumière dans cet univers d'outrenoir ouvre le chemin vers le fond… La mort est là.
Galerie photo © Julia Gat
La seconde partie, le troisième acte, déconcerte un peu plus encore, puisque le principe de composition par succession de soli ne donne plus ce petit secours, même faux, de ce que l'on pouvait croire une identification ; le chorégraphe révèle même son dispositif en laissant l'enregistrement retentir dans la salle à la manière d'un écho tandis que les danseurs, discutant le long du mur du fond de scène, se reposent. Le procédé n'est pas neuf. Pina Bausch avait dès 1977 ouvert la voie avec son Blaubart - Beim Anhören einer Tonbandaufnahme von Béla Bartóks Oper « Herzogs Blaubarts Burg » (Barbe-Bleue - En écoutant un enregistrement de l'opéra de Béla Bartók « Le Château de Barbe Bleue ») et la longueur de l'intitulé – comme un titre de Robyn Orlin – témoigne de la complexité de la démarche. Pour cette seconde partie, habillés, longues robes pour les danseuses, costumes pour leurs partenaires, les interprètes se répondent par petits ensembles (duo, trio) selon le même principe d’interaction avec la musique, mais sans le systématisme de la première partie. Sur le fameux E Lucevan le stelle… , ce sont les corps qui, constituant des ensembles avec sérénité, dégagent ce moment de tranquillité suspendue qui deviennent ce paysage nocturne romain qu'exprime la musique. Très finement graduée, la gestuelle va monter vers un paroxysme au fil de l'acte, pour, au moment du suicide de Tosca, se resserrer dans le cône lumineux orienté vers le fond, dans un grouillement d'émotion ; ce moment qui ramène au tragique naît d'une intensité gestuelle qui se fige. Ce saisissement vient aussi de la mort.
Tout cela tient à la fois par l'intensité de la relation du geste à l'émotion musicale (ce qui n'est pas tout à fait la même chose que la musique) et ce nouvel opus du chorégraphe poursuit donc avec brio la démarche déjà à l'œuvre dans LoveTRAIN2020, précédente grande réussite du chorégraphe : exprimer l'effet de la musique plutôt que l'analyser. Avec une différence majeure cependant. La scénographie reprend la forme du Studio Bagouet de l'Agora de la danse de Montpellier où le chorégraphe a souvent travaillé. Il en a emprunté, en particulier, les trois grandes baies qui irradient d'une lumière sombre dans l'atmosphère noire. Un jeu de nuances de ténèbres. Les corps nus des danseurs tranchent de clarté sur les diverses tonalités d'ombre. L'effet est différent dans la seconde partie, les costumes ajoutant des nuances sombres autant qu'agitées à l'obscurité. Pourtant, c'est le même sentiment de voir se « dégager de la lumière » depuis l'ombre elle-même comme le disent les critiques à propos de la peinture de Pierre Soulages. Une quête de ce qui fait lumière dans le plus sombre. Métaphore de ce que réalisent les danseurs qui expriment (ex-primere, « faire sortir ») la pureté de l'émotion de cette musique accompagnant un drame d'une noirceur absolue. Chorégraphe musicien, Emanuel Gat possède une large culture picturale et cet Act II & III renvoie à l'œuvre du grand peintre aveyronnais. Elle cherche ce qui fait lumière dans le noir le plus profond et cette quête s'entend au sens le plus fort de la tragédie quand bien même celle-ci est lyrique.
Philippe Verrièle
Vu le 22 juin à l'Opéra-Comédie dans le cadre du festival Montpellier Danse.
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