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« Qué Bolero o En tiempos de inseguridad nacional » du Collectivo Malasangre

En création au Pavillon Noir, trois exceptionnels danseurs et chorégraphies cubains traversent des zones émotionnelles et corporelles en corrélation avec des vestiges du passé. Une œuvre réaliste empreinte d’humour et d’une puissante sensibilité

Lazaro Benitez, Luis Carricaburu et Ricardo Sarmiento sont trois artistes nés à Cuba dans les années 90, entre la chute du socialisme et la crise économique qui secoua le pays dans ces années là, dite “la période spéciale”. « Pour des milliers de cubains la seule alternative est de quitter leurs foyers et de se lancer dans un voyage périlleux et risqué à travers mers et forêts pour tenter de trouver une vie meilleure » expliquent-ils. 

Aujourd’hui, après avoir fondé en 2020 le Colectivo Malasangre, né de leurs passions pour la danse, la performance et le goût pour la politique et le social, ils font partie de la vaste diaspora cubaine vivant en Europe, Marseille, Berlin... 

Leur nouveau spectacle, Qué Bolero o En tiempos de inseguridad nacional (Qué Bolero ou En temps d’insécurité national) explore les notions d'identité, de territoire et d'exil, tout en puisant dans la culture cubaine populaire : conga, carnaval, cabaret ou boléro cubain. 

Sur le plateau du Pavillon Noir (Aix-en-Provence) trois tentes assez espacées se mettent à bouger et à tournoyer dans tous les sens alors qu’un texte terrible s’affiche au dessus d’un haut mur gris placé en fond de scène. Il s’agit de lettres adressées à « Ma chère maman » qui parlent de sang, de douleurs physiques et morales, de cauchemars… Cela sur des sons de vie bruyants entre klaxonnes, circulation dense, voix fortes qui s’interpellent et musiques cubaines.  

De ce ballet de tentes, s’extrait un homme revêtu d’un body string gris pailleté. Un autre apparait en pantalon et un haut de plusieurs teintes toutes aussi pailletées et le troisième habillé plus simplement avec un sweet jaune. Ils poursuivent inlassablement cette étrange ronde jusqu’au moment où ils se séparent de ce morceau de tissu.  

Puis les trois formidables danseurs évoquent les parades de la dictature cubaine en contradiction avec une musique extrêmement joyeuse qui fait plutôt songer à un carnaval. Et au fur et à mesure, la pièce nous embarque dans de multiples univers qui se dessinent par touches successives sans jamais appuyer les intentions. 

Contrastes donc entre la vivacité et le sourire aux lèvres des interprètes qui semblent heureux alors que l’on discerne toute une palette de faits réels vécus par eux et leurs familles, soit le manque de liberté, la famine, la misère, des logements insalubres, l’impossibilité de se faire soigner, l’interdiction de manifester …

Et pourtant, le mur, symbole  d’enfermement, devient lumineusement doré. Cette brillance est le décor d’un irrésistible show sublimement dansé. Mais, tout d’un coup, l’un d’entre eux annonce au micro : « Ça fait 45 minutes que vous regardez le corps national ! » 

Immédiatement, le réel de leurs situations à Cuba nous est renvoyé en pleine figure ! Il poursuit « Des amis de l’université qui manifestaient ont disparu ! »

Comme si leurs corps étaient saisis par la tempête, leur désir, le plaisir et la violence de danser s’exprime de plus belle. Ils marchent, se déplacent rapidement, courent, s’espacent, se rejoignent et on semble entendre l’un d’eux chantonner très bas quatre notes du Boléro de Ravel. Mais comme ils adorent embrouiller les cartes, rien n’est certain. Pour autant, ils retrouvent une certaine folie en s’appliquant à orner ce mur scintillant en y scotchant leurs tentes aplaties ainsi que d’autres objets. Le résultat est magnifique, envoutant ! Est-ce enfin la liberté ? 

Certainement pas étant donné que deux artistes en string se lancent dans une danse joyeuse et sensuelle comme dans les hôtels pour touristes de La Havane !  

Galerie photo © Jean-Claude Carbonne

Mais, provenant de très très loin se rapproche discrètement le son du Boléro. Cette œuvre de Ravel, synonyme de l’occident, considérée comme un symbole de supériorité lié au processus du colonialisme culturel, devient totalement présente. La chorégraphie née du métissage s’exprime telle une force naturelle et sismique qui se place bien au-dessus des politiques étatiques qui démantèlent, altèrent, modifient leurs sensibilités face aux mouvements migratoires.

Alors les trois danseurs vont-ils enfin arriver à s’extraire des vestiges du passé ? Il semble que oui. Oui, ils ont réussi à quitter cette terre hostile. Mais… des phrases apparaissent sur l’écran noir : « Á 9h du soir, on me demande de montrer ce que j’ai sur moi. Une vieille peur se réveille. Et je ne peux pas passer sans montrer mon sac à dos. Ils me disent : Comment vous êtes-vous senti ici ? Que savez-vous de la France ? Avez-vous un compte bancaire ? Que se passerait-il si vous retourniez dans votre pays d'origine ? » 

La peur au ventre de tant d’émigrés ! 

Le public en a le souffle coupé, mais ces trois hommes absolument formidables, qui ont écrit minutieusement en commun cette œuvre poignante  sont bien sur le plateau donc libres. Ils saluent en brandissant un panneau où est écrit : « Liberté pour les prisonniers politiques à Cuba ».

Une œuvre folle, sensible, exubérante, puissante et émouvante grâce à une progression dramaturgique exceptionnellement bien pensée. Cette aventure collective, politique et artistique explore magistralement bien la carte-corps-paysage d’un monde meilleur.

Á l’issue de la représentation, Lazaro Benitez, Luis Carricaburu et Ricardo Sarmiento ont avoué ne pas pouvoir rentrer dans leurs pays. Que leurs mères restées à Cuba les supplient de vivre leurs passions à l’étranger car, malheureusement, le régime politique que l’on croyait plus ouvert, n’a pas vraiment changé. 

Sophie Lesort

Spectacle vu le 4 mai 2022 au Pavillon Noir- Aix-en-Provence

Qué Bolero o En tiempos de inseguridad nacional

Chorégraphie et interprétation : Lazaro Benitez, Luis Carricaburu, Ricardo Sarmiento
Création scénographique : John Deneuve
Création lumières : Anaïs de Freitas
Musique : Boléro de Ravel by WDR Sinfonieorchester, Orquesta del Cabaret Tropicana
Costumes : Colectivo Malasangre

Calendrier de tournées :
4 et 5 octobre - Festival Actoral 2022 - Marseille  
19 et 20 octobre 2022 - Festival Les inaccoutumés - Ménagerie de Verre, Paris
6 avril 2023 - Scène Nationale Maison de la Culture d’Amiens

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