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Festival de Danse de Cannes : Brigitte Lefèvre présente son édition 2021
Une édition tel coup de projecteur sur la femme dans la danse, de Nijinska à aujourd’hui.
La quatrième et dernière édition du festival cannois sous la direction de Brigitte Lefèvre se déroule du 27 novembre au 12 décembre. Elle en évoque ici le contenu, à travers quelques souvenirs personnels.
Danser Canal Historique : Vous dédiez cette édition aux femmes. Quelle est l’idée générale de la programmation, et comment l’avez-vous construite ?
Brigitte Lefèvre : Je relisais l’autobiographie de Martha Graham qui démarre par « Je suis danseuse ». Ça me parle car je suis danseuse, essentiellement. Et j’ai vraiment voulu que cette compagnie, une compagnie résistante par rapport à beaucoup de choses, puisse ouvrir le festival. A partir de là m’est venue en tête Carolyn Carlson, Louise Lecavalier etc. Et du coup c’est devenu un festival consacré aux femmes pionnières et combattantes. Chaque artiste est pionnier de lui-même, et en particulier les femmes ! Bien sûr, il était hors de question que les hommes soient absents. On verra donc les pièces de Damien Jalet, Pierre Pontvianne et autres comme Sébastien Ly. Et des œuvres faites par des hommes et des femmes ensemble, puisqu’il s’agit toujours de rendre compte de la vie. Et au-delà de la thématique de la femme, cette édition est aussi axée sur la transmission.
DCH : C'est très intéressant quand une programmation dégage un ou deux fils rouges. On peut ici retracer l’histoire des femmes dans la danse, qu'elles soient danseuses ou chorégraphes. Mais votre sélection retrace l’histoire de la danse des débuts jusqu’à la plus récente actualité. On commence par Nijinska, et on continue par Graham, Duncan, Carlson, Hightower, puis Chopinot comme point de pivot dans l’histoire de la danse contemporaine, pour terminer dans la diversité des styles actuels, de Louise Lecavalier à Rocío Molina, Bintou Dembélé et Balkis Moutashar. Et le Ballet de l’Opéra de Bordeaux vient avec La Sylphide, comme pour nous rappeler d’où est partie l’histoire de la danse d’auteur, qui a tant changé au XXe siècle.
Brigitte Lefèvre : En effet, c’est exactement ce que je voulais faire, même si tout le monde ne peut être présent. J’aurais par exemple aimé inviter Trisha Brown… Ensuite, on revient sur un aute pan de l’histoire de la danse en France, avec la jeune chorégraphe Eugénie Andrin qui a étudié avec Rosella Hightower à Cannes et crée aujourd’hui une pièce pour 45 interprètes, pas forcément professionnels, où elle évoque cette histoire incroyable qui s’est déroulée à Strasbourg il y a cinq siècles, quand des centaines de gens ont été touchés par une épidémie de danse incontrôlable qui durait plusieurs semaines.
DCH : Dans la brochure programme du festival, vous annotez chaque spectacle de vos réflexions personnelles. Pour Rocío Molina, vous évoquez votre mère qui était pianiste et accompagnait des danseurs de flamenco qui avaient fui le franquisme. Et vous, petite, accompagniez votre mère. Cette édition dédiée aux femmes ne cacherait-elle pas aussi un hommage à votre mère ?
Brigitte Lefèvre : Pas tout à fait car l’hommage à ma mère est constant. C’est elle qui voulait que je fasse de la danse. Et, vu la personnalité que j’avais quand j’étais enfant, je n’aurais probablement pas fait grand-chose dans la vie, si je n’avais pas commencé la danse. Ma mère avait compris cela. Et elle était d’autant plus extraordinaire qu’elle n’était pas ce que j’appelle une « mère de danseuse ». Elle était d’une grande générosité pour l’art. Elle accompagnait ces danseurs de flamenco et elle m’amenait au spectacle à la Maison de la Mutualité. A l’époque, il n’y avait pas de baby-sitter, et par ailleurs, nous n’en aurions pas eu les moyens. Voir les danseurs de flamenco sur scène – j’étais en coulisses, tout près d’eux – était l’une de mes premières grandes émotions. Aujourd’hui encore, la danse reste pour moi liée à l’émotion. Et il est dommage qu’on perde aujourd’hui un peu cette force émotionnelle qui existe sans être dans la démonstration. C’est pourquoi je suis heureuse d’inviter Rocío Molina, Louise Lecavalier et Bintou Dembélé. Il y a quelque chose d’incandescent qui circule entre elles et bien sûr Régine Chopinot qui, comme vous le savez, a succédé à notre Théâtre du Silence à La Rochelle, en 1986. Elle est venue me parler d’Alexandra David-Neel pour laquelle j’ai une énorme admiration et je suis heureuse de présenter son A D-N Quatuor. Chopinot est en train de faire son come-back !
DCH : Vous avez également développé, sur les quatre éditions sous votre direction, une articulation autour de l’eau, de l’air, du feu et maintenant la terre. Vous appelez ça « une rêverie inspirée par Gaston Bachelard ». Un lien entre la danse et la terre appelle forcément le Sacre du printemps. Et en effet, il y en a deux, d’une part par Dominique Brun et une forte inspiration par l’original de Nijinski, et Martin Harriague.
Brigitte Lefèvre : Le Sacre compte énormément pour moi. Nous avons tous notre petite histoire personnelle, même si on ne la met pas en avant. J’ai dansé l’Elue dans le Sacre de Béjart, j’ai fait rentrer à l’Opéra de Paris celui de Pina Bausch et j’aime beaucoup aussi celui de Martha Graham. C’est presque celui-là que je préfère.
DCH : Avec trois éditions passées et la dernière à venir dans quelques jours, pouvez-vous tirer une sorte de bilan ?
Brigitte Lefèvre : Je dirais que chaque programme, avec ses réussites et d'autres qui le sont peut-être moins, développe des différences qui se répondent, notamment autour des éléments. Et pour la quatrième édition, j’ai aussi voulu rassembler, aux côtés des personnalités connues, de plus jeunes chorégraphes, et rappeler certains aspects de l’histoire de la danse, en lien avec la région. Car on oublie souvent ce qui s’est passé dans l’histoire. Mais en même temps, c’est normal. J’ai donc demandé à Gilbert Mayer, qui est l’un des plus grands historiens de la danse, de donner une conférence sur le Marquis de Cuevas. Il faut aussi qu’on se souvienne de Rosella Hightower et de ce qu’elle a créé d’extraordinaire avec son école.
DCH : En six décennies passées dans le monde de la danse, de quelle manière avez-vous croisé les pas des grandes figures chorégraphiques que vous présentez au festival ?
Brigitte Lefèvre : Justement, et c’est la raison pour laquelle je voulais cette conférence, j’étais encore petite fille quand j’ai découvert Rosella Hightower dans la compagnie du Marquis de Cuevas. Elle dansait, devinez quoi : La Sylphide ! Ensuite, j’ai été très admirative du fait qu’elle s’installe sur la Côte d’Azur et qu’elle crée cette école très exemplaire et ouvertes sur les différents styles de danse.
DCH : Et Martha Graham, dans quelles circonstances l’avez-vous croisée ?
Brigitte Lefèvre : C’était à La Rochelle. Avec Jacques Garnier nous avions invité sa compagnie et Graham était là. J’en ai un souvenir extraordinaire. Elle était dans les derniers instants de sa vie, on la portait littéralement sur scène, mais elle était une présence, royale, forçant l’admiration. Je me souviens de sa poignée de main, une main très « artistique ». Plus tard, à l’Opéra de Paris, j’ai voulu que la compagnie puisse connaître le vocabulaire et la grammaire de Martha Graham et nous avons montré Temptations of the Moon et le fameux Lamentations.
DCH : Je trouve intéressant que ce soit Carolyn Carlson qui clôture cette édition et donc votre direction au Festival de Danse de Cannes, puisqu’on sait qu’elle se reconnaîtra parfaitement dans votre quadrilogie inspirée des éléments et de Bachelard.
Brigitte Lefèvre : Je n’y avais pas pensé de façon consciente, mais vous avez raison. N’ayant pas fait d’études secondaires, j’avais découvert Bachelard un peu par hasard. Et puis, il y a toujours une part d’inconscient dans une programmation. Mais il est vrai que j’ai beaucoup discuté de ces thèmes avec Carolyn. Avec elle aussi, j’ai un souvenir indélébile. La première fois que je l’ai vu danser, c’était dans la compagnie d’Alwin Nikolaïs, et j’avais reçu un vrai choc émotionnel.
DCH : Avec ces éditions autour de l’eau, de l’air, du feu et de la terre, quelles énergies avez-vous pu fédérer en faveur de la danse sur le territoire ?
Brigitte Lefèvre : Je voulais absolument travailler avec des structures au-delà de Cannes et je suis très touchée par la réponse des toutes ces directrices et directeurs des théâtres partenaires à Antibes, Carros, Draguignan, Fréjus, Grasse, Mougins et Nice. Ça a créé une énergie formidable. Je me suis aussi associée avec Michel Kelemenis à Marseille, au KLAP, pour un spectacle gratuit présenté dans les écoles. Il y a vingt ans encore, de tels projets étaient impensables.
DCH : Comment ont évolué vos relations avec le public ? Vous semblez porter une attention particulière à son renouvellement, avec 1.400 places spécialement prévues pour le jeune public et un travail ciblé de Kaori Ito dans les MJC, une présence sur Tiktok…
Brigitte Lefèvre : Quand on pense à Cannes, on pense Côte d’Azur, festival de cinéma et luxe, alors que Cannes est une ville multiple. Je veux m’adresser, avec le festival, aux Cannois qui découvrent la danse par ce moyen. Mais bien sûr également aux autres qui peut-être découvrent Cannes ! Un exemple : Récemment je suis allée au spectacle et une personne que je ne connaissais pas est venue me parler pour me dire qu’elle venait à chaque édition. « Mais cette fois je n’ai pas réussi à choisir, donc je m’installe à Cannes pour tout le festival », m’a-t-elle dit. Je l’ai priée de venir me voir à la fin pour me dire ce qu’elle en a retenu. Mais il est vrai que nous nous adressons aussi au public jeune via Tiktok. Nous avons eu l’idée de filmer des « montées des marches » du Palais des Festivals, à l’instar de la descente des marches à Chaillot, initiée par Didier Deschamps et bien sûr de la montée des marches par les stars du cinéma. C’est à travers cette approche que je me suis rendue compte de l’énergie et du désir de ce public jeune. Il faut aimer ce public et lui faire connaître la danse en partageant des choses fortes auxquelles on croit. Et je suis très heureuse d’avoir pu le faire plus encore avec cette édition. Il est certain qu’on n’en fait jamais assez, mais quand on le fait, il faut le faire avec le cœur. Par ailleurs, je me souviens encore de l’époque où nous présentions, avec Jacques Garnier, nos premiers spectacles au Palais des Festivals, et il y avait parfois cinq personnes dans la salle ! Aujourd’hui, en 2021, j’espère surtout que la cinquième vague de Covid ne nous fera pas d’ennuis !
Propos recueillis par Thomas Hahn
Festival de Danse de Cannes, du 27 novembre au 12 décembre 2021
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