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« Any Attempt Will End in Crushed Bodies and Shattered Bones » de Jan Martens
La pièce du chorégraphe belge témoigne de la fougue et du plaisir des 17 interprètes privés de plateau après l'annulation de l’édition 2020 du festival d'Avignon.
C'est bien. Tout le monde s'est dressé pour applaudir et jubile de jubiler. Du plaisir avec de bonnes intentions et un contenu moral et cathartique… On se croirait chez les Oratoriens ! Mais ce n'est pas parce qu'un chorégraphe veut dire quelque chose que sa pièce répond à son souhait, et là siège l’ambiguïté de cette soirée. Car s'il y a bien du jubilatoire là-dedans, ce n'est pas du tout là où la bonne parole et la bonne conscience nous enjoignent de le trouver.
Il ne suffit pas de proclamer tout au long d'interviews (souvent datant de plus d'un an et peut-être est-ce la raison de ce décalage) que la pièce porte un message, il ne suffit pas d'ajouter à l'œuvre des textes assez convenus dans la rubrique « woke » ou inutilement pris parmi les commentaires les plus violents trouvés sur les réseaux sociaux, ou même d'emprunter une phrase objectivement abominable de Xi Jinping pour titrer… Any Attempt Will End in Crushed Bodies and Shattered Bones (toute tentative se soldera par des corps broyés et des os brisés). La pièce a beau afficher vouloir parler de résistance, et de mouvement collectif, elle ne parvient pas à être politique et Jan Martens n'est ni Jean Weidt ni Johann Kresnik pas plus que Tom Schilling ou Anna Sokolov. Le costume de chorégraphe politique ne lui va pas.
Galerie photo © Laurent Philippe
Reprogrammée après l'annulation de l’édition 2020 du festival, cette première incursion de celui qui est considéré comme l'avenir de la danse belge ne trouve pas vraiment sa place entre ce qu'elle affiche et ce qu'elle prétend être. Chansons contestataires annoncées et au résultat, surtout le Concerto pour clavecin de Henryk Górecki (répété au moins trois fois !), œuvre de 1980 qui pour être puissante ne veut surtout pas d'un quelconque programme. Mouvements de foule contemporains… Mais il ne suffit pas de faire marcher dix-sept interprètes au pas le plus rythmé pour faire œuvre contestataire, sinon Tragédie (2012) d'Olivier Dubois en serait le parangon ce qui n'en était pas vraiment le propos, tandis que Joe (1983) de Jean-Pierre Perrault en serait le sommet, ce qui n'était pas non plus le projet du chorégraphe québécois. Sit-in, occupation et une pièce qui n'arrête pas de bouger sauf quand les danseurs n'offrent qu'un bref die-in (mais faut-il rappeler que c'est à Avignon, en 1986, qu'eut lieu la fameuse manifestation des corps couchés, immense die-in qui obligea les spectateurs de la Cours d'honneur à enjamber les corps des danseurs occupant la place du Palais des papes)…
Décidément, puisque rien ne correspond à ce qui est annoncé, il convient de regarder cette pièce pour ce qu'elle est… Alors, débarrassée de ses prétentions au message politique, Any Attempt… marque par son décor réduit à quelques lignes géométriques tracées sur le vaste plateau, avec pour scénographie le dépouillement de la vaste cours mise à nue. La pièce fonctionne par succession de tableaux de groupe.
Galerie photo © Laurent Philippe
Après un premier solo, elle lance comme une noria sans répit d'ensembles qui se suivent, et la construction gestuelle use de la répétition avec obstination. Les pièces précédentes de Jan Martens, comme The Dog Day are over – 2014 – qui épuisait les interprètes dans des sauts répétés, jouent beaucoup de ces effets de répétitions. Cela s'apparente à une certaine logique post-moderne. Le tout dans une énergie toujours très haute.
Il y a bien quelques moments plus théâtralisés, à base de questions-injonctions (Qui préfèrent les hommes ? Qui est né au XXIème siècle ? ; etc.) auxquelles répondent les interprètes. Procédé un rien ficelle qui permet de se mettre le public dans la poche à bon compte. Procédé aussi que le changement de costumes à vue, avec les flight cases poussés au milieu du plateau, et chacun qui en sort les vêtements rouges les plus pétants et déstructurés pour remplacer l'austérité des gris portés depuis le début. Clin d'œil bien appuyé pour la symbolique ! Et personne pour souligner que ces trous artistiques, ces manches placées n'importe où et ces tutus de fantaisie n'ont rien de libératoire mais tiennent seulement du kitsch. Kitsch au sens de Clément Greensberg qui déclarait : « de toute évidence, tout ce qui est kitsch est contemporain.» Et cela fait tellement « danse contemporaine » qu'en ronronne l'assistance.
Pourtant, quelque chose emporte vraiment et l'exultation finale n'est pas feinte. Cela tient à la fougue des danseurs qui se donnent avec une énergie de morts de faim et de privés de scène… Et l'on retrouve sans doute la genèse complexe de cette œuvre contrariée dans cette soif de plateau, cette boulimie de mouvements et ce plaisir manifeste. Cela tient à ce mouvement puissant, à l'inventivité de Jan Martens qui reste un chorégraphe intéressant ; cela tient à la force jubilatoire émotionnelle de la musique de Górecki et ses accords ronflants, motoriques et prenants qui emportent le mouvement. D'ailleurs si l'on se souvient bien : une succession de type « pas chassés en tournant, temps levés arabesque » donné à toute vitesse rappelle quelqu'un… Sur la musique de Henryk Górecki, déjà. Cela pourrait s'appeler Concerto (1993) être signé Lucinda Child et provoquer le même enthousiasme final. La partition n'y est donnée qu'une seule fois, l'œuvre en dure beaucoup moins longtemps et assume le plaisir. Pour qui cela amuse, traine sur internet une séance de travail des étudiants du CNSMD de Lyon 2021 qui répètent la pièce et témoignent de cette jubilation à retrouver le mouvement…
Dans le fond, Jan Martens est un post-modern qui s'ignore et vient de redécouvrir une part de l'art des grands américains, mais après qu'ils aient renoncé à la politique soit dit en passant… Gageons qu'il va en tirer profit pour la suite !
Philippe Verrièle
Vu le 23 juillet 2021, Cour du Lycée Saint-Joseph dans le cadre du festival Avignon IN.
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