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« The Hidden Garden » de Jill Crovisier
Etonnant solo d'une maturité remarquable, The Hidden Garden matérialise littéralement un espace mental sous forme d'un carré d'herbe verte… Mais ce travail d'une chorégraphe Luxembourgeoise à suivre vaut aussi pour son interprétation.
Le carré d'herbe verte, synthétique comme il se doit, est un topique de la danse contemporaine qui, de celui du Sacre (2001) d'Angelin Preljocaj aux espaces presque inquiétants de calme d'Une Femme au soleil (2015) de Perrine Valli, revient périodiquement pour signifier un lieu d'ancrage, voire une retraite… Pour Jill Crovisier chorégraphe qui faisait partie de la délégation d'artistes luxembourgeois présents à Avignon, il s'agit d'une pièce un peu ancienne dans son parcours puisqu'elle date de 2016, et le carré d'herbe n'y a rien de la thébaïde ou du lieu d'origine. Plutôt « Anywhere out of the world » comme aurait dit Baudelaire : ce lieu matérialisé par ce que la végétation peut offrir d'apparence la plus rassurante – l 'herbe – flotte sur le plateau, comme un radeau vert au-dessus d'un abyme et s'il s'agit d'une île, il convient d'y voir plutôt celle du Docteur Moreau de Wells que le paradis des Plaisirs de l'Île enchantée ; à cette nuance près que les monstres, ici, sont intimes.
Il y a d'abord un flash. Peut-être était-ce une femme, ou un homme… Derrière un gros bouquet de fleurs. Une certaine agitation dans la pénombre et la lumière, soudain, révèle le fameux carré d'herbe. Un être y pénètre, derrière son bouquet. Être, car sa détermination importe peu – il est d'ailleurs incarné alternativement par la chorégraphe, Jill Crovisier et, présentement, par le danseur Sami Aleksanteri Similä – et parce qu'il se transforme en permanence. Délicat et précieux dans le mouvement, soudain brutal et violent, jetant son bouquet de fleur avec rage, gorille en posture d'intimidation ou diva à lunettes de soleil lézardant et minaudant au soleil, étrange botaniste ou jardinier lissant les brins d'herbe…
Tous se succèdent à égalité dans un jeu à la théâtralité un soupçon trop marquée mais qui possède l'avantage de souligner les émotions très changeantes : enjouée, violente, intérieure jusqu'au douloureux et quand la bande-son diffuse Amalia Rodriguez, l'être se lance dans une sorte de danse traditionnelle lente aussi incongrue que tout ce qui précède. On danse, même dans cette ile et dans son jeu de projection étrange, qui tient de L'Invention de Morel d'Adolfo Bioy Casares. Ce catalogue de figures qu'incarne successivement le danseur comme si lui-même n'était jamais très sûr de son identité n'a pas plus de réalité que des projections mentales, mais ce voyage, tout intérieur qu'il soit, n'est pas de tout repos. Le corps s'en cabre, s'agite, s'effondre, paraît souffrir de ne jamais parvenir à trouver ce qu'il est réellement. La gestuelle elle-même change d'état : bloquée puis fluide, lente et posée puis brusque et heurtée… Ce lieu semble d'autant plus sans repos que ces changements surviennent de façon soudaine, se matérialisant et se dissolvant dans l'instant au gré d'une interprétation d'autant plus magistrale que le danseur ne dispose que d'une éclair pour assurer le changement d'état, parfois radical, du mouvement. Habiter ce territoire suppose de ne s'y jamais reposer : c'est assez épuisant…
Alors, se glissant sous l'herbe, comme pour échapper à cet espace où se matérialise toute les inflexions du mental, le danseur rampe, ressort en haut de jardin de son carré, réfugié dans la pénombre, et quand il se couche enfin dans l'herbe, recroquevillé en position fœtale, c'est pour hurler un désespoir profond. Décidément l'univers mental que décrit Jill Crovisier n'apparaît pas de tout repos… Freud n'en aurait sans doute rien dit d'autre, tant l'exploration jusqu'au bas fond de l'espace mental ne va pas sans devoir affronter les terreurs. La plasticité de l'interprétation de Sami Aleksanteri renforce cette impression et il serait intéressant de pouvoir la comparer à celle de la chorégraphe.
Reste que cette artiste, très active et déjà autrice d'une dizaine de pièces, réalisant des vidéo-danses, très investie dans le domaine de la danse-thérapie (tiens, tiens !), n'en est déjà plus à cette pièce. Cinq ans pour découvrir ce talent : nous avons quelque peu de retard dans notre jardin hexagonal !
Philippe Verrièle
Vu le 20 juillet 2021, au Théâtre Golovine dans le cadre du festival Avignon Off.
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