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Entretien avec Boris Charmatz
A l’occasion du « Portrait » que lui consacre le Festival d’Automne à Paris, nous avons rencontré Boris Charmatz qui nous dévoile ses projets pour l’avenir et sa vision de la danse.
Danser Canal Historique : Après avoir créé le Musée de la Danse, une nouvelle forme de CCN que vous aviez initiée à Rennes et dirigée de 2009 à 2018 vous avez imaginé [terrain]. Comment pourrait-on décrire cette nouvelle structure ?
Boris Charmatz : Quand j’ai quitté le Musée de la Danse, j’ai fondé cette association [terrain], avec l’idée d’une future institution qui serait l’espace vert urbain chorégraphique, une sorte de CCN non pas hors les murs, mais sans murs, sans toit, ouvert à tous les vents et qui essaierait de faire de l’architecture humaine. Juste un bout de terrain justement, avec lequel on travaillerait. Comment pourrait-on bouger, comment serait-on perméables, aux passants, à la ville qui nous entoure, au climat ? C’est pourquoi on a nommé l’association ainsi. Avec la chance qui m’est offerte par le Festival d’Automne à Paris en me consacrant un « Portrait », j’ai saisi l’occasion d’une Sessions Posters au CN D dans un format expérimental assez amusant, pour réfléchir sur ce que pourrait être ce [terrain]. Du coup, nous présentons, une sorte de brainstorming, en forme de conférence performance collective avec des posters et sept participants. En parallèle, nous diffuserons le film que César Vayssié est en train de monter, réalisé à partir d’un premier test de [terrain] à Zurich pendant trois semaines non stop, pour le festival Spektakl dont l’avant-première sera présentée cet automne. C’est le point de départ de ce projet, même si [terrain] est le nom de notre association, donc tout ce nous y faisons. Mais ça témoigne de notre désir à long terme d’inventer un nouveau type d’espace public pour la danse.Il est vrai que de tout temps, les artistes ont rêvé de partir à la campagne, Steve Paxton dans le Vermont, Monte-Verita dans les alpages… Aujourd’hui, se pose une vraie question autour de la ville, des déplacements urbains doivent se repenser. Les compagnies de danse s’interrogent sur les trajets en avion, cherchent à fonctionner autrement, et je pense qu’on peut essayer de faire un autre type d’art avec un autre type d’architecture finalement
DCH : Quel a été le déclic ?
Boris Charmatz : Quand on a fait Fous de danse. Certes, nous avions déjà changé l’architecture du Musée de la danse à notre arrivée, nous nous étions installé à la Tate Modern, dans les centres d’art, nous avions transformé nos studios de danse à Rennes en lieu d’exposition… Mais Fous de danse et Danse de nuit, sur la grande place de Rennes, nous a révélé qu’en l’absence d’architecture, les humains la construisaient. Nous réalisions un tunnel pour faire un « soul train », une exposition dispersée avec nos danseurs sur la place, des cercles de danse urbaine, un spectacle en frontal, et le fait de ne pas avoir de scène, pas de gradins, d’être poreux au mouvement de la ville, à la météo, à la lumière, m’a donné le sentiment que c’était ça l’architecture pour un nouveau type d’espace public pour la danse. C’est à partir de là que nous avons cherché dans cette direction.
Fous de danse - Musée de la Danse
DCH : Quel pourrait-être ce [terrain] d’installation ?
Boris Charmatz : Un terrain vague ? Un bout de forêt urbaine, une vraie friche boueuse ? Comment travaillerait-on et comment se relierait-on au contexte de la ville autour ? Voilà l’idée — simple. Il y aurait, au lieu d’un théâtre, ou d’un CCN, un espace vert dirigé par un danseur. On pourrait dire, je veux m’occuper d’un espace vert. Evidemment je ne suis pas jardinier donc ça implique d’inventer, un peu. Ce qu’on a su faire au Musée de la danse, de la transmission, de la pédagogie expérimentale, des spectacles, des répétitions à ciel ouvert, et je trouve qu’en fait, la crise du COVID, la crise climatique, le désir écologique, rencontrent ce projet.
DCH : Une idée de point de chute ?
Boris Charmatz : Nous sommes en pleine recherche ! Il faut un lieu urbain. A Zurich c’était un endroit magnifique, Berlin riche de beaucoup d’espaces verts, présente sans doute moins de besoins à cet effet… Nous cherchons dans Les Hauts de France, Lille, Paris, Bruxelles, une ville assez importante, avec un bassin de population suffisamment large. Mais ca pourrait être Valenciennes ou Charleroi. Suivant le lieu, ce n’est pas du tout le même projet. Il n’y a ni les mêmes théâtres, ni les mêmes écoles, pas la même circulation artitstique, c’est pourquoi nous avons envie d’entrer dans le concret, car Lille ou à Paris n’ont pas les mêmes qualités ou contraintes. C’est pourquoi nous sommes impatients de le tester. La session Posters du CN D c’est une façon d’avancer sur ce sujet. Il y aura le philosophe du vivant, Emanuele Coccia qui va nous donner son point de vue de philosophe botaniste. Et aussi Catherine Wood de la Tate Modern pour nous faire penser à l’Histoire de l’art. Comment les artistes ont rêvé de se type de lieu, et des artistes comme Rabih Mroué. Nous allons encore essayer quelques tests avant de nous poser définitivement dans une ville pour mûrir le projet.
DCH : Revenons à ce Portrait que vous consacre le Festival d’Automne. Il s’agit d’une sorte de rétrospective avec des créations très étonnantes, comme La Ruée conçue à partir de l’ouvrage Histoire mondiale de la France dirigé par Patrick Boucheron. N’est-ce pas un défi de danser un livre comme celui-là ?
Boris Charmatz : Nous avions déjà testé cette idée à Rennes il y a deux ans, mais là, c’est la création de ce projet, dans tous les espaces de la MC93. J’adore ce livre, à la fois projet d’histoire et projet collectif contemporain. Le concept du livre est né en 2015 après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Des historiens se sont réunis pour lancer ce projet et tout est écrit en 2016. Au même moment, nous réalisions Fous de danse, Ronde de nuit, qui correspondent à l’importance du moment. Le livre couvre l’Histoire de -34 000 à 2015 mais c’est un livre d’aujourd’hui. Et cette écriture à 122 mains est magnifique ! Alors c’est un projet que je ne maîtrise pas totalement, au sens où la quarantaine d’artistes invités, dont vingt étudiants en théâtre du TNB, et vingt artistes professionnels, s’emparent chacun d’un chapitre, sur une immense installation d’Yves Godin, et du coup, c’est très chaotique, hypnotique, assez fou, à l’image de ce que j’aime faire. Ce n’est pas la mise en scène du néant, mais quarante personnes qui s’emparent d’un chapitre et se débrouillent avec ça. De L’histoire, lourde, légère, connue, méconnue, complexe. Au départ l’idée était que chacun pouvait choisir son chapitre. Mais sur plus de 800 pages, il fallait s’orienter dans la jungle, et je souhaitais couvrir toutes les périodes. Préhistoire, période médievale, histoire contemporaine. Parfois j’ai dévolu trois ou quatre chapitres à un artiste qui en sélectionnait un, puis, j’ai tenté,non pas de combler les trous, puisque l’ouvrage n’est composé que de dates, et ne parle pas, par exemple, de la 2e Guerre Mondiale ou de la Révolution Française, au sens large, mais d'une date particulière, mais de mettre en relief l’ensemble du livre. Et c’est une bonne façon d’ouvrir le Portrait et le débat.
DCH : À l’autre extrémité, une pièce inspiré d’un autre livre, La Ronde clôt-elle le débat ?
Boris Charmatz : La Ronde termine le festival, au Grand Palais, en deux volets : La Ronde, d’après Arthur Schnitzler, et Happening Tempête. Ce dernier étant ce qui reste d’un projet où je voulais faire s’agglutiner, s’agglomérer, transpirer, courir, dans tous les sens 400 personnes, c’était impossible à organiser avec le COVID-19 donc nous avons conservé l’idée d’impromptu qui consiste à se réunir tous et danser au Grand Palais, quatre à cinq heures, avec des groupes avec lesquels on aura travaillé en amont, le CNSMDP, les acteurs de la compagnie de l’Oiseau-mouche à Roubaix, les étudiants des Beaux-Arts de Paris, des salariés de la RMN, ou de Chanel qui est notre mécène sur ce projet. C’est complètement participatif, et dans la nuit qui précède on crée La Ronde. S’inspirant de Schnitzler, la Ronde est publié en 1900 au moment de l’inauguration du Grand Palais. Et les deux projets vont bien ensemble. Happening Tempête, c’est la foule, tout le monde ensemble, peut-être avec de la distance entre chaque corps, et La Ronde, l’opposé, prend le Grand Palais comme un écrin. C' est une pièce composée d’une série de couples enchaînés les uns aux autres, mais comme si c’était un seul couple, un duo infini. La ronde c’est aussi la forme de danse la plus traditionnelle possible. Dans le protocole de La Ronde, Schnitzler fabrique une chaîne sociale, une chaîne humaine, comme à l’image d’un seul couple qui se transforme, voire même un seul personnage. Donc nous allons travailler de manière curatoriale, à partir de duos qui existent, qu’il s’agisse de mon répertoire, ou de l’histoire de la danse, de Dirty Dancing à Fase d’Anne Teresa De Keersmaeker, mais aussi une vingtaine de duos à l’infini que nous inventons pour l’occasion, avec les artistes qui sont invités, pendant toute la nuit.
DCH : On pourra également revoir quelques pièces phares qui jalonnent votre parcours. C’est le cas d’ À bras-le-corps et Aatt enen tionon
Boris Charmatz : À bras-le-corps estma toute première pièce avec Dimitri Chamblas, et Aatt enen tionon, ma première chorégraphie seul, et, d’une certaine façon, c’est une pièce de confinement. Que nous sommes sûrs de danser dans tous les cas ! Je crois que ça vaut le coup de la revoir, de la revivre aujourd’hui. Je l’avais créée en pleines années SIDA et actuellement, le SIDA est toujours là, mais c’est un autre virus qui nous inquiète, et j’ai l’impression qu’elle peut parler aujourd’hui
DCH : Peut-on comparer les deux virus en terme d’incidences sur nos corps et nos comportements ?
Boris Charmatz : Il y a eu un très beau texte de Christophe Honoré dans le Monde. On ne peut comparer les deux, mais c’est quand même un virus qui touche au contact entre les corps. Le SIDA c’est l’intime, mais c’est aussi la stigmatisation d’une certaine population. Le coronavirus c’est mondial, ça touche tout le monde, mais on voit bien que les plus précaires sont en première ligne. Et le milieu de la danse, qui a été balayé par le SIDA, se retrouve très affecté par ce virus puisque nous ne pouvons courir ensemble, répéter, nous attraper. C’est une histoire de corps que la danse peut toucher d’une manière sensible. L’automne et l’année qui s’annoncent vont être une grande improvisation. Même si La Ruée ou Vingt danseurs pour le XXe siècle et plus encore sont des formes qui peuvent être modulables, mais jusqu’à un certain point.
DCH : On verra également 20 danseurs pour le XXe siècle et plus encore, et enfin, étrangler le temps et boléro 2 en hommage à Odile Duboc…
Boris Charmatz : Ce que j’aime bien dans ces projets,c’est qu’il s’agit de protocoles vivants, et non des spectacles à reprendre. À la demande de Ruth MacEnzie, nous ouvrons le répertoire du 21e siècle, avec Gisèle Vienne, Mette Ingvartsen, Marlène Saldana…
Et pour étrangler le temps et boléro 2 à l’Orangerie, c’est une œuvre extraordinaire, une œuvre in situ, qui conjugue la peinture à l’espace, c’est du jardin, des fleurs, un cadre idéal pour rendre hommage à Odile Duboc.
DCH : Pourrait-on dire qu’il y a un lien entre tous ces spectacles ?
Boris Charmatz : Nous avions envie qu’il y ait une dimension spéculative. Pas forcément théorique, mais mettre en valeur la parole, le discours, et le projet du CN D s’est mis là avec les Sessions Posters. Du coup, j’ai repris J’ai failli , le discours que Lionel Jospin n’a pas tenu en 2002, ou un extrait de Manger avec Marlène Saldana, où il y a du chant. Il y a aussi un entretien avec Gilles Amalvi tout en faisant en partie de ping pong. Ce qui relie l’ensemble, c’est la place de la parole, de l’échange, et des idées qui nous agitent et ça m’importe. Moi j’ai dansé parce que j’aimais le studio de danse, les corps, mais en dansant je me suis mis à parler, à écrire, à lire et c’est vraiment une dimension capitale pour moi, l’espace mental de la danse, mais aussi, tout ce qui se passe quand on parle. Alors dans La Ruée ça parle beaucoup. Mais au CN D l’axe de travail sur la fabrique est une sorte de laboratoire du dire et du faire, mélangeant discours mouvementés, partage de gestes, d’idées, ateliers et exposition.
DCH : Il y a aussi, dans 10000 gestes, l’effet du geste ou du mouvement qui « fait discours » et le discours porté par le geste lui–même…
Boris Charmatz : Voilà c’est ça. Après on ne fait pas de l’histoire et de la mémoire pour elles-mêmes mais parce qu’on en a besoin. Si on veut penser le futur, il faut s’appuyer là-dessus en tout cas c’est mon sentiment. C’est pour ça que je me suis mis à chorégraphier, ça m’a libéré. Et d’ailleurs, ce n’est pas encore indiqué dans le programme, mais un tout petit événement qui me tient à cœur, est la rencontre avec Ginette Kolinka, une survivante d’Auschwitz, au Mémorial de la Shoah. Evidemment ça n’a pas l’ampleur du Grand Palais, mais ça m’importe, qui est extrêmement dynamique alors qu’elle se rapproche de ses 100 ans et je trouve ça très beau. C’est quelque chose du passé, traumatique de la Seconde Guerre Mondiale mais dont on a besoin aujourd’hui pour inventer un futur terrain, une future institution, des lignes, des choses et ne pas se morfondre.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Image de preview © Sébastien DilodoI
La Ruée
18, 19 septembre 2020 / MC93, Bobigny (France)
La Fabrique
26, 27 septembre 2020 / CND, Pantin (France)
10000 gestes
25, 26, 27 novembre 2020 / Théâtre national de Chaillot, Paris (France)
22, 23 janvier 2021 / Théâtre de la Cité et La Place de la Danse, CDCN, Toulouse (France)
3, 4 avril 2021 / Hellerau, Dresden (Allemagne)
9 avril 2021 / Maison de la Culture d’Amiens, (France)
13 avril 2021 / Le Phénix, Valenciennes (France)
15, 16 avril 2021 / Opéra de Lille, (France)
20 danseurs pour le XXe siècle et plus encore
23, 24, 25 octobre 2020 / Théâtre du Châtelet, Paris (France)
À bras-le-corps
21, 22 septembre 2020 / Lafayette Anticipations, Paris (France)
26, 27, 28 novembre 2020 / CND, Pantin (France)- avec Stéphane Bullion et Karl Paquette
6, 7 février 2021 / CNDC d’Angers (France)
10 mars 2021 / Le Manège, Reims (France)
Aatt enen tionon
14, 15, 16 octobre 2020 / Nanterre Amandiers et la Maison de la musique, Nanterre (France)
étrangler le temps + boléro 2
7 décembre 2020 / Musée de l’Orangerie, Paris (France)
Événement de clôture au Grand Palais : La Ronde + Happening Tempête
15, 16 janvier 2021 / Grand Palais, Paris (France)
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