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Danser Chostakovitch, Tchaïkovski…

Dans une rentrée chorégraphique ponctuée de relatives déceptions, le triple bill (entendez programme en trois parties) proposé par le CCN Ballet du Rhin offre une soirée revigorante avec quelques grandes œuvres de la musique russe signées Chostakovitch, Tchaïkovsky, Scriabine ou Rachmaninov.

La pièce qui clôt le programme, Les Beaux Dormants de la Canadienne Hélène Blackburn, reprend en partie la production créée sous le même titre et par la même chorégraphe en février 2018. Mais alors que la version précédente était officiellement destinée au jeune public (en fait, plutôt aux adolescents), celle-ci s’affranchit délibérément de tout clin d’œil à la sensibilité enfantine. Plus âpres, ces « Beaux dormants bis » à l’écriture gestuelle resserrée ne retiennent de la matrice du conte que le moment clé de la transition vers l’âge adulte, incarné par la rencontre amoureuse.

Tandis que la tension musicale et chorégraphique traduit l’impatience d’êtres en devenir, les éclairages en clair-obscur soulignent le trouble, la violence sourde et les désirs contradictoires de l’adolescence. Le rythme effréné imposé par Hélène Blackburn et son vocabulaire nourri de classique ne sont pas sans rappeler, par instants, le style de son compatriote québécois Edouard Lock. Ces cinquante minutes acérées sont interprétées au plus haut niveau par douze danseurs d’une compagnie décidément en pleine progression. Du beau travail, même si, hormis la craquante mini vidéo d’ouverture, on peine à reprendre son souffle. Le mois prochain, la version 1 sera présentée en tournée à Londres au Linburry Theater, en écho à la programmation au Royal Opéra House de la Sleeping Beauty de Petipa revisitée par Ashton, Dowell et Wheeldon. Joli clin d’œil !

Auparavant, on avait pu découvrir Pagliaccio, la création attendue de Mattia Russo et Antonio de Rosa. Lauréats en 2018 avec Somiglianza du concours de jeunes chorégraphes organisé à Bordeaux, le duo du collectif KOR’SIA a choisi cette fois de traiter de la figure du clown, rarement abordée par la danse. Conformément au cahier des charges suggéré par le titre générique de la soirée, quatre pièces musicales de Chostakovitch forment la trame musicale de la soirée. C’est d’ailleurs le climat d’oppression et de faux semblants de la période stalinienne, sous laquelle a vécu et composé le musicien, qui a inspiré aux deux chorégraphes un spectacle qu’ils qualifient de « tragi-comique ». Le rideau s’ouvre sur une piste circulaire, autour de laquelle les danseurs grimés et costumés en acteurs de cirque composent une parade funèbre. Ils défilent un à un au son d’une homélie scandée par le tambour dans une scénographie évoquant un tableau d’Ensor ou de Seurat.

Le drame se noue autour du personnage du clown blanc, qui avec ses trois têtes (grâce à ses deux masques latéraux), incarne la figure d’un dictateur régnant sur ce monde clos par la terreur et le grotesque. Au-delà de l’univers traditionnel circassien, on pense aux cabarets de l’entre-deux-guerres berlinois, avec leurs outrances guettées par un pouvoir bientôt menaçant. Pagliaccio crée des images étonnantes, proches de la pantomime et du cinéma muet. On aimerait que ces visions soient davantage nourries de danse plus que de postures, mais l’originalité de la démarche interpelle.

Entre ces deux œuvres très différentes, Bruno Bouché, directeur du Ballet du Rhin, a glissé une courte pièce dont il est l’auteur. Composée sur des partitions de Scriabine et Rachmaninov, elle est intitulée sobrement 40D et sous-titrée Für Eva Kleinitz opus 0.1. - ce qui laisse présager d’autres opus à venir. Le souvenir de la directrice de l’Opéra du Rhin, tragiquement disparue ce printemps, plane en effet sur cette courte pièce à l’indéniable puissance d’évocation.

En particulier dans son ouverture suggestive, portée par la danseuse Eureka Fukuoka qui telle un ange de la mort apaisé et serein, habite l’espace de ses bras déliés. Lui succède un sextuor de danseurs - au sein duquel on remarque la belle présence de  Mikhael Kinley-Safronoff, également distribué dans Les Beaux Dormants tout comme Cécile Nunigé - qui fait corps à deux, trois ou plus pour combler la douleur de l’absence. Solos, portés, enlacements et figures de groupe se succèdent dans une infinie douceur. Eva Kleinitz, qui suggéra à Bruno Bouché de choisir un compositeur russe pour cette troisième édition du cycle « Danser… au XXIe siècle », aurait aimé.
Isabelle Calabre

Le 25 octobre 2019 au Théâtre de la Sinne à Muhlouse. A voir aussi le 3 novembre au théâtre de Colmar et du 9 au 13 novembre à l’Opéra de Strasbourg.

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