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Inconscients de la danse
DCH : Quelles sont les sources d’inspiration et certaines actions performatives de Hopeless ?
Sergiu Matis : L’une des actions scéniques est d’amener la vie au cœur de situations impossibles, reconstruire la Nature. Hopeless s’inspire de scénarios science-fictionnels et d’anticipation liés aux dérèglements climatiques et aux perspectives développées par la collapsologie (études sur la fin des civilisations industrielles). La fable Imagine un devenir où la vie n’est possible qu’au sein de bunkers. Ceux-ci sont l’ultime sanctuaire pour des données traitées telles des empreintes audios d’espèces animales éteintes. Mais aussi une forme de poésie digitalisée dépeignant la Nature.
Le processus de réminiscences de la Nature portée disparue pour les trois « personnages » de la pièce passe donc par la poésie et les sons. Ces protagonistes font partie de la troisième génération forclose en abri. La dramaturgie s’inspire notamment de la réserve mondiale de semences du Svalbard existant en Norvège, depuis 2008. Aujourd’hui menacée par le réchauffement climatique, cette Arche de Noé bunkérisée a pour mission de veiller sur des milliers de graines pour les réintroduire dans notre environnement en cas de perte des espèces. Au plateau, nous survivons aussi en mangeant ces semences végétales tout en conviant les spectateurs à la découverte de ce qui n’est plus, des espèces menacées, au cœur d’une scène d’abord dispersante mêlant performeurs et spectateurs.
DCH : Et votre alphabet dansé ?
S.M. : La chorégraphie part à la quête de ce que l’humanité aurait pu être à travers une navigation dans Instagram. C’est la recherche du corps pensant qui fonde ma pratique chorégraphique. En d’autres termes, l’impulsion, l’intuition qui trament le corps en mouvement, loin de toute rationalité et systématisme dans l’agencement dramaturgique et anatomique.
J’ai travaillé sur ce « corps pensant visible » ou un ensemble d’outils chorégraphiques et performatifs développés notamment avec « Doom Room » (2010) « Explicit Content » (2015) ou le diptyque « Neverendings » (2017). Ces outils contribuent à organiser la pensée au cœur du mouvement, des corps extrêmes profondément reliés au présent. Pour Hopeless, on passe plutôt du côté de l’impensé du « corps pensant visible ». Soit les idées noires, les pensées obscures ou les dimensions encore plus impulsives, intuitives et instinctives du mouvement.
DCH : Une lecture essentielle ?
S.M. : Cette pratique du « corps pensant visible » s’est enrichie de lectures, notamment celle du philosophe marxiste allemand Ernst Bloch (Le Principe Espérance, Rêve diurne station debout et utopie concrète) défendant une forme d’utopie éloignée de toute aliénation et permettant de repenser l’histoire. L’une de ses principales interrogations est toujours actuelle : Comment empêcher la dégradation croissante de l’environnement sans rompre avec une logique économique qui ne connaît que la loi du marché, du profit et de l’accumulation ?
Moins qu’une narration structurée que suivrait le public, il s’agit davantage pour Hopeless d’hypothèses générant une pensée chorégraphique faite de physicalités extrêmes correspondant au désespoir et à la folie. Les impulsions y sont incroyablement fortes. Que l’on songe aux migrants en Méditerranée. Des corps exacerbés, exagérés afin d’engager une réflexion sur les grandes peurs et appréhensions des temps présents.
DCH : Il y a une dimension post-humaine dans votre pièce…
S.M. : La relation entre Nature et Culture se déroule à travers l’interrogation du genre pastoral à l’ère de préoccupations écologiques et du réchauffement global. Ceci dans une structure théâtrale performative traduisant un monde incendié taraudé par la perte de la Nature. Une sorte de beauté du désastre.
Les poèmes de Théocrite et Virgile sont incarnés à travers une large palette mouvementiste. Elle est souvent interrompue, en suspension. Chaque mot est ainsi heurté à un geste issu d’une traduction simplifiée, tels des accrocs jouant sur la saturation. Une des manifestations parfois d’un possible automate biomécanique.
DCH : L’atmosphère de Hopeless doit aussi à la photographie….
S.M. : Il s’agit du travail photographique de l’Allemand Sascha Weidner, disparu en 2015 à 41 ans. Ses compositions picturales sont tendues entre abstraction et narration autour de la douleur, la présence-absence, les catastrophes. Il puise notamment dans des collections de photos de famille du passé, des images des médias de masse de l’histoire de l’art. Les limites entre véracité et mise en scène s‘estompent, révélant la dimension flottante et souvent irréelle de la réalité même.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet