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L’Atelier de Paris au Théâtre de la Bastille : Racines et questionnements

L’Israélienne Shira Eviatar et l’Autrichien Simon Mayer placent leurs pièces entre traditions culturelles et tensions actuelles. Deux cris de liberté subtils et joyeux.

D’un contexte à l’autre, les codes culturels, les musiques, chansons, danses et autres traditions n’ont pas la même valeur. Le patrimoine mizrahim des Juifs d’origine marocaine est pourtant une affaire familiale et de transmission, au même titre que pour Simon Mayer. Les deux l’évoquent sur le plateau pour questionner leurs propres corps et identités. Eviatar avec joie et émotion, Mayer avec autodérision sur un mode distancié et critique, jusqu’au burlesque.

Trois générations qui font corps

Le programme Eviatar commence par Body Roots, une quête de racines familiales sur deux générations, en présence de ses parents et grands-parents. Très souriante, Eviatar ouvre son solo en invitant cinq membres de l’audience sur le plateau pour prononcer les prénoms de quelques membres de leurs familles. Les siens sont présents par leurs visages, imprimés sur des cartons couvrant le visage de la chorégraphe. Elle les classe selon les lieux de naissance, l’âge ou autres aspects en nous dévoilant son histoire familiale.

Le procédé visuel et plastique rappelle celui de David Mambouch dans Singspiele de Maguy Marin. Entre le corps et les visages photographiés, le transfert opère avec une facilité déconcertante.

Et l’Israélienne est presque une contorsionniste qui crée des figures invraisemblables combinant un ou plusieurs visages, un corps plié de faon surréelle avec des mains et des pieds jusqu’à ce qu’on cesse de comprendre d’où ils émergent. Par des glissements d’identité qui rappellent ceux de Nicole Mossoux dans Twin Houses, la jeune chorégraphe inscrit ses propres mouvements dans une mémoire corporelle familiale.

Eloge mizrahime de la femme moderne

Elle danse à la place de sa mère, nous raconte les danses de sa grand-mère et exprime les personnalités de celles-ci, de son père et des autres par des gestuelles très variées, toujours dans un lien vivant avec la personne évoqué, mais aussi avec Eviatar elle-même. C’est ainsi qu’elle rend visible son histoire familiale, dans la conscience du corps et du geste, par le prisme de son métier choisi. Cette histoire familiale est aussi celle de l’après-guerre, avec une grand-mère jamais scolarisée dont le fils devient chirurgien et sa fille, artiste.

Dans la seconde pièce, elle laisse libre cours à son envie de danser. Mais pas n’importe quelles danses. Rising est un duo avec une danseuse de culture yéménite, Anat Amrani. En faisant dialoguer les danses de deux cultures souvent opposées à l’intérieur d’Israël, le duo revendique l’égalité des traditions dans le millefeuille culturel israélien. Et plus encore : En dansant en simples sous-vêtements, dans une grande vivacité stylistique et émotionnelle, le duo s’inscrit joyeusement dans les courants féministes actuels qui font du corps de la femme un lieu de fête - pour la femme ! Et la danse orientale devient un signe de liberté, comme si les deux s’éclataient en séance clubbing !

Une Autriche contempo-traditionnelle

Pour l’Autrichien Simon Mayer, la  constellation est radicalement différente. Les traditions qu’il décortique dans Sunbengsitting font partie du patrimoine officiel de la tradition de son pays. Aux yeux des jeunes générations mondialisées, elles représentent  un conservatisme ambiant - pour ne pas dire, des atavismes - et un repli sur soi. Et pourtant, Mayer reconnaît finalement leur valeur comme ressource et inspiration, en les détournant dans un concert électronique très underground. Mais d’abord, il les déconstruit soigneusement, avec gourmandise et sarcasme. Tout y passe: La danse folklorique, le rapport à la forêt, la chanson populaire, la valse, la musique classique, l’école viennoise d’équitation, la tradition carnavalesque...

On se souvient d’avoir découvert Alessandro Sciarroni quand l’Italien déconstruisait le Schuhplattler, la danse folklorique des Alpes, en baskets et en shorts. Simon Mayer va plus loin, il interprète tout son solo sans la moindre tenue vestimentaire. Et puisque le Schuhplattler se danse en se tapant sur les cuisses (il est pensé pour des hommes en culottes de cuir), les siennes sont bientôt rouges comme les joues d’Ulay et de Marina Abramovic dans leur orgie de gifles.

Galerie photo © Florian Rainer

Saynète par saynète, Mayer campe des énergumènes réunissant des tendances contradictoires: Grotesque et violent, ridicule et puissant, maladroit et facétieux... Et ce solo à la fois alpin et universel, ce qui est sans doute son aspect le plus étonnant, puisque les références sont très locales et que la population montagnarde - dont la famille de Mayer - a la réputation d’être plutôt renfermée sur elle-même. Et pourtant, Sunbengsitting tourne en contexte urbain et sur tous les continents et les gens se reconnaissent dans l’évocation des musiques et coutumes transmis par les mères et les pères. Son solo, comme les deux pièces de Shira Eviatar, nous disent l’importance des racines et leur réinvention permanente, par le prisme de la rencontre avec d’autres cultures, processus universel et intemporel.

Thomas Hahn

Spectacles vus au Théâtre de la Bastille, les 12 et 15 avril 2019

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