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« La Belle au bois dormant » par le Yacobson Ballet
Splendide version de La Belle que celle de Jean-Guillaume Bart, d’après et dans l’esprit de Marius Petipa, donnée à l’Opéra de Reims pour la Chandeleur.
Malgré l’absence de tout instrumentiste dans la fosse et le recours à une « musique enregistrée de Piotr Illitch Tchaïkovski », comme annoncé par la feuille de salle (probablement de l’Orchestre philharmonique de St-Petersbourg), malgré deux-trois passages de « musique d’ameublement », pour reprendre une expression qui, pour Erik Satie, n’avait rien de péjoratif, et les temps faibles de certaines danses folkloriques, dites « de caractère » y compris lorsqu’elles en manquent, le public rémois du dimanche après-midi, féminin en majorité, tout jeune ou nettement moins, s’est régalé trois heures durant, si l’on compte les deux entractes et a fait une ovation aux artistes. Il faut dire que dans une production classique de chez classique, comme on disait au début des années 2000, les décors en trompe-l’œil se donnent comme tels sans chercher à faire illusion. Et de fait, ils en jettent.
L’épure de la salle de bal nous a paru plus chic que celle de l’Élysée, récemment retapissée de moquette bistre. La grille du palais royal occupant tout le premier plan met à distance la représentation et autorise de beaux effets de contrejour. Les toiles peintes du fond ainsi que celles sur les côtés qui accentuent la perspective du tableau automnal de chasse se fondent avec de réels feuillages. Les décors sont en harmonie avec les teintes variées des magnifiques costumes, et pour cause : leur auteure est la même, Olga Shaishmelashvili. Suivant l’action et le contexte dramatique, ils passent des teintes pastel aux plus saturées, et du noir maléfique à la virginité transitoire du temps des fiançailles – d’un éphémère relatif, la résurrection de la Belle piquée au vif par un dard prenant cent ans, Désiré étant amené à épouser Jeanne Calment au lieu de mener à l’autel une chocolatière de cinquante printemps.
La production, à l’instar de celle de 1890, est franco-russe : c’est au Français Jean-Guillaume Bart qu’Adrian Fadeev, directeur de la compagnie Mariinsky pur jus fondée par Léonide Yacobson (1904-1975) a confié la chorégraphie. Bart a pour avantage d’avoir interprété le rôle tant désiré du prince, ce qui lui valut d’être nommé danseur étoile à l'Opéra de Paris. Si le livret d’Ivan Vsevolojski et de Marius Petipa prend des libertés avec le conte de Charles Perrault, démarqué de celui de Giambattista Basile, Soleil, Lune et Thalie (lui-même inspiré d’une légende grecque), s’il lorgne du côté de la version pour nous plus récente de Jacob et Wilhelm Grimm, l’argument de Bart est réduit à l’essentiel.
Il met en avant la danse et, de belle manière, la pantomime, délestant la partition de redondances, valorisant étonnamment le rôle de la fée Carabosse épatamment interprétée par Svetlana Golovkina. Encapuchonnée façon caillera, mi-Jérôme Savonarole, mi-Giordano Bruno, mi-Grigori Raspoutine, le personnage est d’autant plus inquiétant qu’il symbolise la mort, la sienne coïncidant avec le réveil d’Aurore. Bart nous offre une belle trouvaille visuelle, l’image de la fée s’estompant progressivement dans le miroir posé derrière le lit nuptial. D’autres inventions gestuelles seront à son crédit, on pense notamment à des enchaînements inattendus et à des portés inédits (cf. celui d’une ballerine pratiquement en lévitation, à l’horizontale, une jambe gracieusement repliée). Les figures imposées dans les variations étaient exécutées à la perfection.
En matinée, l’enthousiasme a tardé à se communiquer à la salle, réchauffant celle-ci à partir du deuxième acte – le premier acte s’achevant sur un royaume en hibernation anticipant les Séquanes cataleptiques du Paris qui dort (1925) de René Clair. Mais nous n’avons trouvé aucune faute de goût à la mise en scène. La technique de la danse est d’un très haut niveau et les éclairages extrêmement soignés. Le tout apporte légèreté, lisibilité et fluidité au spectacle.
Les rôles principaux, Alla Bocharova (Aurore), Andrey Sorokin (Désiré), Darya Elmakova (Fée Lilas), Andrey Gudyma (Catabutte) étaient impeccablement tenus. Le troisième acte, celui du mariage, recourt à la fois au procédé relativement ancien de la mise en abyme, qui était déjà en vigueur dans le théâtre élisabéthain (cf. le Songe d’une nuit d’été) et au collage surréaliste, pour ne pas dire pot-pourri, à base d’autocitations et de personnages extraits d’autres contes : le Chat botté, Cendrillon, l'Oiseau Bleu, le Petit Chaperon rouge, le Petit Poucet et l'Ogre...
Nicolas Villodre
Vu le 3 février 2019 à l’Opéra de Reims, dans le cadre de Reims Scènes d’Europe
Les 6 et 7 février 2019 à 20h à la Maison des Arts de Créteil
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