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« Chro no lo gi cal » : Entretien avec Yasmine Hugonnet
En novembre 2018, Yasmine Hugonnet créa son trio Chro no lo gi cal au Théâtre Vidy de Lausanne. Elle nous le présente au CDCN Atelier de Paris, les 18 et 19 janvier. Entretien.
Danser Canal Historique : Le titre de votre nouvelle création est un seul mot, découpé syllabe par syllabe. Au résultat, les creux y sont plus présents que les phonèmes. Quelles sont les raisons de ce séquençage ?
Yasmine Hugonnet : L’idée de Chro no lo gi cal est née en 2017, pendant ma pièce Se sentir vivant, un solo que je vais de nouveau présenter aux Journées de la Danse Suisse, en février 2019. La séquence en question est celle où je dis en mot en me servant de la ventriloquie, tout en dansant la séquence, ne serait-ce qu’avec les mains. Ca donne une séquence gestuelle qui est à lire en même temps que le mot. J’avais donc envie de réunir séquence verbale et séquence chorégraphique, entourées par ce mot - chronological - pour interroger notre organisation perceptive du temps.
DCH : Le fait de séquencer le mot chronological est donc à lire comme une remise en question de l’ordre temporel qui conditionne notre rapport au monde ?
Yasmine Hugonnet : En préparant cette pièce, je me suis beaucoup intéressée à la physique quantique. J’ai surtout étudié l’œuvre de Carlo Rovelli, l’auteur de L’Ordre du temps. Rovelli remet en question l’existence de ce que nous appelons le temps. Selon lui et d’autres, la physique s’est détournée de la représentation du monde comme un espace-boîte dans lequel nous serions pris en tant qu’humanité. Selon eux, il n’y a que des particules, des champs. Mais pas de boîte. Côté temps, il en sort que la sensation de l’écoulement du temps est un phénomène local. Le temps n’est pas invariable. Il n‘y a pas d’absolu temporel.
DCH : Si on considère que le temps n’est pas, ou pas exclusivement, chronologique, en quoi cela influence-t-il votre travail chorégraphique ?
Yasmine Hugonnet : Si temps « local » il y a, cela concerne aussi le théâtre où on invente une durée et des expériences du temps spécifiques. Il ne m’appartient pas de remettre en cause le temps en tant que tel, mais j’essaye d’approfondir cette chronologie qui organise notre pensée, notre perception du monde et de la vie, avec cette boucle naissance-vie-mort. Cette interrogation m’a fait traverser le projet en me demandant s’il est possible de penser autrement. Ca a ouvert une nouvelle part d’inventivité.
DCH : Vous abordez pour la première fois la forme du trio. Dans quelle mesure cette pièce fait-elle évoluer votre pratique sur le plateau ?
Yasmine Hugonnet : J’avais envie, pour la première fois, d’avoir des complices sur le plateau. Ce sont Audrey Gaisan-Doncel et Ruth Childs. Ajoutons qu’après avoir réalisé moi-même des espaces scéniques extrêmement dépouillés résultant de mes recherches chorégraphiques, je travaille pour la première fois avec une scénographe, Nadia Lauro. Elle a créé un espace que je ne voudrais pas décrire ici. Disons qu’il s’agit d’un espace architectural qui articule la perception de la hauteur et de la profondeur. Plus que mes spectacles précédents, Chro no lo gi cal est composé de tableaux distincts dont chacun a sa propre couleur, son identité. Le travail n’est pas centré entièrement sur le geste, comme c’était le cas dans Le Récital des postures, par exemple. Dans Chro no lo gi cal, telle partie est axée sur le chant, telle autre sur le lien entre l’image et le geste. Et je voulais partager la pratique de la ventriloquie qui permet à la voix de trouver une indépendance par rapport au corps.
DCH : La ventriloquie peut-elle donc mener à la physique quantique ou inversement ?
Yasmine Hugonnet : Nous récitons un extrait de L’Equilibre de la Terre de Lucrèce, en latin et en ventriloquie. Lucrèce a été l’un des premiers à nommer les atomes et le premier à parler du vide et d’évoquer la Terre qui se tient au repos au centre du monde. Pour que les choses puissent advenir, il faut du vide.
DCH : Si vous faites parler le vide de l’intérieur du corps, quel rôle est donné à son enveloppe visible ? Comment émerge le travail chorégraphique?
Yasmine Hugonnet : Dans la première partie, on travaille vraiment sur le rapport du mouvement et de la voix au temps, à partir d’un travail chorégraphique très simple. Un seul tableau est vraiment chorégraphique, se rapprochant de mes spectacles précédents. Nous y mettons en scène un corps renversé qui crée une profondeur entre horizontalité et verticalité, où on se trouve dans un aller-vers, tout en étant traversé par le temps. A un autre moment, nous sommes deux à échanger dans un flux plutôt vocal, alors qu’il y a une troisième personne qui danse entre nous. Mais la danse appartient à cet ensemble de trois identités.
DCH : Vous travaillez de plus en plus sur la voix ou des aspects plastiques. Peut-on tout de même dire que le corps reste au centre de vos recherches?
Yasmine Hugonnet : En effet, j’aime de plus en plus mettre en mouvement notre imaginaire, ce qui peut se déclencher par la danse, le son ou le geste. Dans Chro no lo gi cal, il y a donc du mouvement, de la voix, plutôt chantée par ailleurs, des costumes historiques et plus encore. Et j’aime travailler sur l’antinomie et la relation entre une personne nue et des personnes habillées, ici de costumes de renaissance avec collerette. Cela donne un corps réinventé, quelque part entre naissance et abandon, créant une sororité entre nous, un jeu presque enfantin. J’appelle cette constellation soin-agonie-désir. On y traverse beaucoup d’imaginaires, par exemple celui de la peinture flamande, sans même le chercher.
Propos recueillis par Thomas Hahn
18 et 19 janvier 2019 à l'Atelier de Paris, CDCN