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Entretien avec Emmanuelle Vo-Dinh au sujet de sa création « Cocagne »
Le 28 novembre 2018, La directrice du CCN Le Phare du Havre dévoile sa nouvelle création à la Scène Nationale de Dieppe, avent de reprendre la pièce au festival Pharenheit et à Chaillot-Théâtre National de la Danse.
Danser Canal Historique : Cocagne est une pièce pour neuf danseurs qui négocie les émotions humaines face à des références iconographiques. La forme paraît simple, mais le fond est complexe. Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Emmanuelle Vo-Dinh : Tout est parti du tableau Les Ménines de Vélasquez et de la question de la représentation d’images, inhérente à ce tableau qui a déclenché beaucoup de questionnements philosophiques, notamment chez Michel Foucault. Tout le premier chapitre de Les mots et les choses est une réflexion sur la question de la représentation, à travers Les Ménines. On y voit Velasquez lui-même qui est en train de peindre et toute la question est de savoir s’il est en train de nous peindre, ou le roi et la reine. Cette œuvre que nous renvoie-t-elle de nous-mêmes ?
DCH : Est-ce à dire que vous faites tomber le quatrième mur et qu’il y a adresse au public, et même inversion du regard ? Est-ce les danseurs qui regardent les spectateurs ?
VO-Dinh : Je voulais créer une pièce sur la question du miroir et la question de savoir qui regarde qui. Elle est construite dans la frontalité, à l’inverse de mes autres pièces. Et dès qu’il y a frontalité, il y a adresse au public. La pièce agit comme un miroir tendu aux spectateurs qui se sentent directement concernés. Mais il n’y a pas d’autre forme d’interpellation. Le quatrième mur continue tout de même d’exister et si les danseurs regardent effectivement le public, cela n’est pas le sujet de Cocagne.
DCH : Reste-t-il des traces concrètes de Vélasquez dans Cocagne?
Vo-Dinh : Chacune des huit fresques est amenée par une descente du grand escalier. Cet escalier central est le seul élément scénographique qui soit directement lié aux Ménines, où on voit aussi un escalier, au fond du tableau. Chaque tableau commence par la descente de cet escalier et se termine par une remontée. Il y a une séquence centrale qui emprunte à plusieurs discours politiques et tourne vers une tentative d’émancipation ou de révolte. C’est la seule séquence qui opère une métamorphose alors que les autres viennent déposer quelque chose.
DCH : Comment y intégrez-vous votre recherche sur les émotions?
VO-Dinh : J’ai très vite amené d’autres éléments visuels autour de la question de la représentation, sous la forme d’un montage de plusieurs films de fiction comme Blow-Up d’Antonioni ou des films documentaires. A partir de là, nous nous sommes mis à travailler sur une série de grandes fresques vivantes représentant des moments de vie et qui travaillent le rapport à l’émotion à travers l’idée de la représentation. Il y a des séquences de larmes et de joie. D’autres séquences partent de la question de l’image pour arriver à une émotion. Ces tableaux résonnent avec des images que l’on connaît déjà ou qui nous rappellent quelque chose de façon plus diffuse.
DCH : Qu’est-ce qui vous a porté vers un travail chorégraphique qui thématise les émotions ?
Vo-Dinh : Il y a une vingtaine d’années, je suis partie vers un travail dans un hôpital universitaire pour travailler avec un neurologue, António Damásio. J’ai effectué une recherche de deux semaines sur la question des émotions et de l’absence d’émotion. Aujourd’hui, il est acquis qu’il existe un rapport entre le raisonnement et l’émotion et que sans émotion, on ne peut raisonner. Mais à l’époque, Damásio était l’un des premiers à s’intéresser à l’émotion. Je suis partie de son livre intitulé L’Erreur de Descartes - La raison des émotions. Aujourd’hui je voulais revenir à cette question, notamment suite à ma lecture du livre de Georges Didi-Huberman, Peuple en larmes, peuple en armes. Où il s’intéresse au film Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, que j’ai également intégré dans mon montage de films que j’ai présenté aux danseurs. Il s’agit chez Didi-Huberman de reconvoquer l’émotion comme vecteur de transformation et d’émancipation. Il s’y oppose à Roland Barthes et son « non » au pathos et à l’émotion pour amener la distance.
DCH : S’il n’y a effectivement pas de réflexion sans émotion, l’émotion n’amène pas nécessairement la réflexion. Nous vivons au contraire dans une société qui délaisse de plus en plus la réflexion au profit de l’émotion.
Vo-Dinh : Nous avons travaillé sur des images d’actualité comme la photo du petit Eylan mort sur la plage et le fait qu’AI Weiwei ait repris cette image pour se mettre en scène. Ou bien sur un film documentaire tourné dans le camp de réfugiés à la frontière de la Grèce. Comment recevons-nous ces images-là ? Qu’est-ce qu’elles nous racontent ? Quelles sont leurs parts de vérité et de tricherie? Au cours de la pièce, les différents contextes émotionnels viennent ainsi nous parler de l’état du monde. Ils s’accumulent alors que la récurrence de la descente de l’escalier produit une aliénation des corps. Cette aliénation de nos corps et de nos émotions est le vrai sujet de Cocagne.
DCH : La récurrence d’une séquence est aussi un principe du burlesque. Quelle est la place du burlesque dans Cocagne ?
Vo-Dinh : Nous avons en effet travaillé sur la question de la dialectique du burlesque et du tragique et sur l’attraction des contraires. Selon Meyerhold, un geste peut contenir une intention et une autre, opposée. Par exemple, quand il y a d’abord un mouvement de retrait de la main avant que celle-ci ne donne un gifle à l’autre. Et des interprètes en larmes pourront faire rire certains spectateurs et en faire pleurer d’autres. Nous avons beaucoup travaillé sur ce que Didi-Hubermann appelle « embrasement conflictuel » et dans ce travail sur des choses qui s’opposent, le burlesque est très présent. Dans la séquence des discours politiques, nous avons travaillé par exemple sur la gestuelle d’Adolf Hitler dans un discours tenu à Nuremberg. Et aussi sur des extraits de discours de Mussolini qui relèvent proprement du burlesque. Et il est troublant de voir comment Chaplin dans Le Grand Dictateur était au plus près de la vérité historique.
Propos recueillis par Thomas Hahn
En tournée :
8.11.18 — Dieppe Scène National - création
04.12.18 — Le Rive Gauche, Saint-Étienne-du-Rouvray / en coréalisation avec l'Opéra de Rouen Normandie
22. 25.01.19 — Le Phare, Festival Pharenheit / programmation Le Volcan, Scène nationale du Havre
12.14.02.19 — Chaillot - Théâtre national de la danse, Paris