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Sortie de l'album « Mil hent » de Denez Prigent
La sortie du neuvième album de Denez, Mil hent (Mille chemins), coïncidera avec un concert parisien gracieux de l’artiste, le 24 mai 2018, boulevard Quinet, à Montparnasse, dans le cadre de la fête de la Bretagne – ou Gouel Breizh – et consacré essentiellement à son ancien répertoire. Par bien des aspects, la musique du chanteur-compositeur est liée à la danse.
Rock & Folk
L’auteur-compositeur Denez Prigent, dit Denez (tout court), aux origines léonaises, se fit remarquer en 1992 aux Transmusicales en interprétant a cappella des chants traditionnels bretons de type Gwerz (chanson celtique) et Kan ha Diskan devant un public d’esprit plutôt rock. Sa grand-mère lui avait appris les bases du breton, « langue des oies et des cochons » selon Pierre-Jakez Hélias, éradiquée ou presque par la « langue commune » et lui avait par là même donné le goût du chant. Le jeune gens apprit d’Alain Leclère la technique du tuilage, autrement dit du chant-contre-chant ou du déchant propres au Kan ha Diskan; tout en étudiant les arts plastiques à Rennes 2, il se perfectionna en breton ; il commença à se produire dans des festoù-noz ; puis enseigna à son tour la langue et travailla un temps à Radio France Armorique ; il remporta des prix dans divers concours et collecta les chants encore inscrits dans la mémoire archaïque.
Eugénie Ebrel, l’une des fameuses Sœurs Goadec, lui transmit personnellement la Gwerz E ti Eliz Iza. Denez relança cette forme entre le rock irlandais qui en appelait aux jigs et aux reels et le rap, pratique que les Fabulous Trobadors occitans font remonter aux tençons ou duels rimés, aux joutes oratoires, aux défis, tchatches ou battles des paysans et des trouvères, dont on trouve trace dans le Nordeste du Brésil, comme le montre le documentaire de Geraldo Serno produit par Thomaz Farkas, Jornal do Sertão (1970) – cf. en particulier la séquence des deux chanteurs-improvisateurs virtuoses en émissions monosyllabiques s’accompagnant simplement de tambourins, filmés dans leur jus, au milieu d’un village. Ce genre de déclamations pré-scat, proto-rap, pour ne pas dire para-slam, peut, le cas échéant, s’accompagner de danses, s’il ne les suscite pas directement.
Revenons à nos moutons. Ont collaboré à l’album Mil hent le multi-talentueux Yann Tiersen ainsi que les guitaristes Jean-Charles Guichen et Antoine Lahaye, l'accordéoniste Fred Guichen, le violoniste Jonathan Dour, les souffleurs Cyrille Bonneau et Yvette Pochat, le percussionniste Thomas Ostrowiecki, le batteur Hibu Corbel, le contrebassiste Jérôme Seguin, la harpiste Maëlle Vallet, le joueur d’Uillean Pipe Ronan Le Bars, le beatmaker James Digger et le réalisateur sonore Nicolas Rouvière. Denez, le chanteur et tête d’affiche, nous offre treize nouveaux titres, dans un style fusionnant moyens acoustiques (cornemuse écossaise, qanûn turc, violons) et électro-acoustiques, sons naturels et synthétiques ou numériques (beats et boucles, bombarde saturée, guitare en open tuning, scratch). Les plages combinent de ce fait tradition, airs ancestraux et thèmes éternels du poète et du barde, accords et gammes classiques, sonorités techno. Les accompagnements habituels de la Gwerz s’enrichissent ou s’enluminent de boucles mélodiques, harmoniques et rythmiques et de plages sonores tantôt superposées, tantôt insérées, généralement collées en fondu-enchaîné.
Denez au Au Zénith de Caen en 2016
Il convient d’inscrire ce mariage entre musique traditionnelle et son actuel dans un courant qui remonte – au moins – aux années soixante (cf. la vogue indienne hippie transmise par Ravi Shankar aux Beatles et, dans une moindre mesure, aux Rolling Stones, l’adaptation urbaine, par un Pete Seeger puis un futur Prix Nobel de Littérature, de la musique « country » américaine collectée et réécrite par un Woody Guthrie, l’électrification, par les groupes pop des années 70, du blues (après celle du Rhythm and Blues ayant déjà profité à l’industrie du disque dans les fifties) et du folk, concept discuté, pris ici au sens le plus général, incluant aussi bien le chant gnawa que la rumba congolaise ou le flamenco-rock (le tango s’y étant mis plus tardivement !), mouvement qui se perpétue, que le magazine Actuel nomma « sono mondiale » et Peter Gabriel appela « world music ».
Musique et danse n’ont cessé de suivre des engouements revivalistes qui, pour ce qui est de la Bretagne, s’étaient cristallisés autour de Bagad Bleimor, Alan Stivell, Glenmor, Dan Ar Braz, Malicorne, Gwendal, Tri Yann... Notons que, pour une fois, Denez interprète une complainte en... français, Dans la rivière courante, chanson réaliste ou mélo dans la tradition de Fréhel, Damia et Mac Orlan.
Gavotte techno et électro-valse
Les arrangements « contemporains » de la plupart des titres de l’album suivent les formes de l'Andro (la ronde typique bretonne) ou en en dérivent quelque peu, et peuvent, le cas échéant, être associés à des danses urbaines comme le hip hop. Denez déclare avoir voulu faire la « synthèse de tous les chemins », de ceux qui s’offraient à lui et de ceux qu’il a, de longues années, empruntés. Il établit « un lien étroit entre la danse chantée et la danse à proprement parler » en allant jusqu’à affirmer « qu’un bon chanteur de Kan ha Diskan doit être aussi un bon danseur. »
Parmi les danses encore pratiquées en Bretagne dans le cadre du Fest-Noz (qui fait désormais partie du patrimoine de l’humanité), on trouve notamment la Gavotte dans ses différentes formes suivant les régions : celles des montagnes, de Poullaouen, de Skrignac, de Plougastel, Pourlet, Bigoudène, Laridé-Gavotte ; le Plin, le Fisel et le Kost-Ar-C’hoad du Centre de la Bretagne); le Rond Pagan de Kerlouan, Plouguerneau et Léon et celui de Landéda ; le Laridé, l’Andro et l’Hanterdro du pays vannetais ; le Rond de Loudéac et celui de Saint-Vincent, au pays Gallo ; le Branle de Noirmoutiers ; le Passepied... Nombre de ces danses ont été collectées et filmées en 8 puis super 8 mm par l’ethnologue Jean-Michel Guilcher et sa disciple Francine Lancelot, la rénovatrice du baroque en France.
Denez Prigent et le Bagad de Vannes - Nutis de la Bretagne 2016
Près de la moitié des morceaux de l’album peuvent, tels quels, sans qu’il soit besoin d’en altérer le tempo ou d’en accélérer la marche, accompagner les danses. Figurent dans ce disque quatre chants à danser dont trois Kan-Ha-Diskan (dont Denez nous donne la traduction littérale : « chant et contre-chant, terme générique chant à répondre ») et une valse. An hentoù splann (Les Chemins merveilleux) est, selon Christine Bayle, interrogée par nous au téléphone, un branle double (« un pas marché suivi d’un pas rejoint ») et a, en tout cas, une structure qui remonte au XVIe siècle. Ar rodoù avel (Les Roues à vent) est, d’après Denez, un « Ton doubl », une Gavotte des montagnes (de Brasparts et ses environs). Dans cette danse, les bras vont et viennent et le rythme peut s’accélérer jusqu’à... 120 bpm. Jusqu’aux limites de la transe.
La voix et la mélodie de fin de Marc’h-Eon (Cheval-Écume) incitent à l’Andro (à la ronde). Allabous marzhus (L’Oiseau prodigieux) sort des sentiers battus du Léon et nous transporte ou transpose dans les Carpathes. Le violon tsigane accompagne le chant. Le Tamm-Kreiz (selon le compositeur, « morceau du milieu toujours placé entre le Tamm kentañ ou premier morceau et le Tamm diwezhañ, le dernier d’une suite, Gavotte, Plinn ou Fisel »), alterne rythmes lent (permettant aux danseurs de prendre une pause) et rapide ; joué à l’accordéon et cadencé au cymbalum, il invite à la danse. An tad-moualc'h kaner (Le Merle chanteur) est un Andro du Pays vannetais pas trop rapide (de 80 à 90 bpm) mais suffisamment entraînant. Comme dans le Rondeau musical, en lieu et place du refrain, nous avons droit à une proposition sonore à chaque fois différente : bruitiste, avec des contrastes, des breaks, des effets de vibrato et d’écho et même des sirènes. Enfin, Mil-hent-dall ar vuhez (Mille chemins aveugles) a l’allure d’une Valse ancienne.
En musique, comme en peinture, le motif figuratif, aussi infime soit-il, a raison sur l’abstrait. Du moins, nous semble-t-il. Une simple phrase mélodique, à plus forte raison une structure de cet ordre, oblitère le reste – la velléité dissonante, la tentation déconstructive, la composante atonale, lepassage atmosphérique – ou, ce qui revient au même, réduit celui-ci à l’état d’ornement.
Les folklores ont beau se mixer les uns les autres, trans-musicalement ou trans-historiquement, l’ancien, souvent plus neuf qu’il n’y paraît, peut finir sur l’actuel par l’emporter.
Nicolas Villodre
Denez, Mil hent (Mille chemins), 2018, Coop Breizh (Spézet), www.denez.fr
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