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« Abstract/Life » : Le rituel nocturne de Jean-Christophe Maillot
Sur une partition de Bruno Mantovani, Les Ballets de Monte Carlo peuplent un paysage très mythologique.
Jean-Christophe Maillot aime créer en dialogue avec d’autres artistes. Après LAC et Choré, conçus avec le précieux concours de l’écrivain Jean Rouaud pour la dramaturgie, voici la musique contemporaine de Bruno Mantovani, composée sur commande du Printemps des Arts de Monaco, qui inspire le directeur des Ballets de Monte Carlo. Et elle l’amène vers une contrée chorégraphique où on ne l’attendait pas.
Abstract/Life pose d’emblée la question du rapport à la figuration et à la narration. « A-t-on vraiment besoin d’un argument pour raconter quelque chose? Assurément pas », écrit Mantovani à Maillot. Comme pour le prouver, la soirée ouvre avec la reprise de Violin Concerto de Georges Balanchine, une chorégraphie qui voit Balanchine tendre vers une épure maximale, sur le Concerto pour violon et orchestre en ré majeur de Stravinski.
Mais la pièce emblématique, créée en 1972, est ici interprétée avec un résultat moins académique que rafraîchissant. Sur un mode très ludique, les danseurs nous racontent une myriade de petites histoires, suggérant parfois des clins d’œil et même un brin de distance ironique. Et Maillot de laisser entendre qu’il pourrait se tourner à nouveau vers cette partie importante du répertoire de sa compagnie, et donc ouvrir nouvelle phase dans le travail des Ballets de Monte Carlo.
De Balanchine à Maillot, la relation danse-musique occupe le devant de la scène et tisse le lien entre l’interprétation si vivace de Violin Concerto, où s’illuminent de belles personnalités chorégraphiques, et l’ambiance ténébreuse et mystique dans Abstract/Life, qui flirte avec la danse chorale et gomme les personnalités des danseurs au profit de l’homogénéité.
Musique et danse, arts complémentaires
La danse et la musique sont des arts complémentaires à plus d’un titre. La musique travaille l’imaginaire sans obligation narrative, mais peut tendre vers des évocations concrètes. Inversement, la danse peut tenter d’atteindre l’abstraction, mais doit toujours composer avec la présence du corps, naturellement figurative. Autrement dit: La présence du danseur renvoie toujours à lui-même, et la perception de l’œuvre est suspendue à celle du corps. Le son musical, lui, est autonome. Il ne renvoie ni à l’instrument, ni à l’humain qui le fait sonner.
L’abstrait et le virtuel
Si au XXe siècle, la danse s’est libérée de sa subordination à la musique, le XXIe siècle s’apprête à la libérer de sa dépendance du corps. On peut voir Abstract/Life comme une tentative de faire un pas dans cette direction. Quand Maillot dit nourrir cette pièce de son propre matériau chorégraphique accumulé en trente ans de création, quand il dit que « plutôt que de [se] lever et improviser avec [ses danseurs] des mouvements dans le studio, [il a] puisé dans [sa] banque de mouvements », il tente là un processus de création quasiment virtuel et met en scène des sortes d’avatars, des corps presque dématérialisés, et, justement, abstraits.
Epurer pour raconter ?
En appelant sa composition musicale Abstract, alors qu’elle est emplie d’ambiances contrastées et d’une puissante dramaturgie, un peu comme s’il s’agissait de faire éclater Le Sacre du Printemps, Bruno Mantovani embarque Maillot sur un terrain vague entre abstraction et figuration. Et le chorégraphe se met à enlever... Il renonce ainsi à décliner sa dramaturgie en plusieurs tableaux et même à une de construction basée sur les relations entre les personnages. On est pourtant plus proche d’un conte que de l’abstraction.
Pas besoin d’un argument pour raconter quelque chose... Encore faut-il s’entendre sur ce que « raconter » veut dire. Maillot construit une situation et met en scène une communauté pressée de raviver sa relation à des sphères célestes ou souterraines.
De fulgurances en recueillements, une horde asexuée s’adonne à un rite nocturne, face à des rochers brillants et probablement sacrés. La scène est surplombée par une statue de déesse-ballerine, toute aussi argentée que la porte des ténèbres. Et Maillot continue d’épurer: Les costumes, d’intrigants juste-au-corps, semblent jouer avec la transparence mais produisent paradoxalement une absence de tout enjeu de séduction.
Une pièce atmosphérique
Abstract/Life est avant tout une pièce atmosphérique. Est-ce déjà, être abstrait? A la recherche d’une narration, elle se perd en elle-même et s’égare dans la nuit. Maillot, lui, dit vouloir préserver sa liberté par rapport à la partition musicale en matière de dramaturgie et de vocabulaire chorégraphique, cherchant à interroger la partition de Mantovani en nourrissant la pièce de son propre patrimoine gestuel. A l’arrivée, il entre plutôt en dialogue avec certains stéréotypes de la danse contemporaine. Depuis la création du Sacre du Printemps, celle-ci est effectivement très affairée à tendre aux sociétés occidentales le miroir du rituel, sacrifié sur l’autel de l’industrialisation.
Aussi les chorégraphes contemporains savent-ils mieux se frotter au manque de sens dans nos existences matérielles qu’une compagnie classique. Mais la troupe monégasque possède un atout indéniable. Car elle insuffle au rituel imaginaire sa maîtrise de la technique classique. Dans cette partie principale de la soirée donnée au Grimaldi Forum, elle oppose à la verticalité balanchinienne l’horizontalité de la danse contemporaine. Par leur énergie cinétique, leur esprit de troupe et leur technicité éblouissante, les danseurs se fondent les uns dans les autres, jusqu’à incarner le tourbillon de l’air ou le brouillard près du sol. Et c’est prodigieux.
Retour sur la lune
Pour tendre une corde entre Violin Concerto et Abstract/Life, il faut se projeter en arrière. D’un quart de siècle. En 1994, Maillot veut savoir Dov’è la Luna, dans une ambiance toute aussi nocturne. « Dans certaines mythologies, la lune est ce lieu de passage, entre la vie et la mort - entre la mort et la vie, ce lieu où se prépare une seconde naissance », dit-il alors.
Dans le vocabulaire de Dov’è la Luna fusionnent l’explosivité de Forsythe et l’élégance balanchinienne. Les gestes sont abstraits, les corps ultra-concrets et l’énergie dit tout. Aucune hésitation, aucune fausse note, aucune illustration. Abstract/Life en aurait été le titre parfait. A l’époque, Maillot était en avance sur lui-même. Aujourd’hui, il est en retard sur la danse contemporaine. Et Dov’è la Luna serait un titre éclairant parfaitement les errances de sa création actuelle.
Thomas Hahn
Spectacles vus le 26 avril 2018, Grimaldi Forum de Monaco
Chorégraphie : Jean-Christophe Maillot
Musique : Abstract, Bruno Mantovani.
Création-commande du festival Printemps des Arts de Monte-Carlo Interprété par L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Direction - Pascal Rophé, Violoncelliste - Marc Coppey
Chorégraphes assistants : Bernice Coppieters, Gaëtan Morlotti
Scénographie et Costumes : Aimée Moreni
Lumières : Dominique Drillot
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