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« Des gestes blancs » de Sylvain Bouillet
Un chorégraphe écrit, pleinement, une pièce toute entière avec son fils tout enfant. Avec une acuité exceptionnelle, cela attire le regard sur le devenir des corps en relations.
Les Hivernales en Avignon, avec leurs rues désertes fouettées de mistral… C'est à chaque fois l'occasion de passer derrière le miroir du tumulte festivalier de l'été. Ainsi n'est-il pas neutre de pénétrer dans la chapelle des Pénitents blancs, à 16h un jour ouvrable de début mars. On y est accompagné par les fantômes de tant et tant de gestes fondateurs qui ont su s'y produire. Voilà qui n'est pas mince sensation, quand l'édition des Hivernales qui approche de sa fin, marque les quarante annnées d'un immense parcours.
Là, il faut faire confiance aux signes discrets. Par exemple, alors qu'on a pris place sur l'un des bords du plateau (ce jour-là ouvert en tri-frontal), on remarque, de l'autre côté en face de soi, une spectatrice occupée à allaiter au sein son nouveau-né. On n'est pas sûr d'avoir déjà vu cela dans une salle de spectacle. Sinon en Afrique. Et on se dit que c'est encore un signe d'un monde qui bouge, et qui souvent quand même, vient traverser l'univers de la danse.
Ce signe résonne justement, ce jour-là, avec la pièce qu'on est venu voir : Sylvain Bouillet est un danseur (et circassien) qui respire corporellement la plus belle des trentaines épanouies. Il est membre de NaïF Production, un collectif qu'accompagne le CDCN des Hivernales (or des gens de confiance nous signalent que Matthieu Dessaigne, un autre des membres de ce collectif, a montré, le week-end précédent, un autre travail magnifique, La chair a ses raisons).
Cette fois, dans Des gestes blancs, il est annoncé que Sylvain Bouillet va danser avec son fils. Lequel est un garçonnet de sept ans. Pour tout dire, d'abord on craint pareille configuration, favorable, hélas forcément favorable, à l'étalage de clichés complaisants sur l'enfance, la famille et la paternité ; avec attendrissement téléphoné, sur la figure du bambin.
Des gestes blancs n'en est pas totalement exempt. Cela se passe sur la fin, quand les deux danseurs cèdent à la tentation de se livrer à un jeu pour jouer, tout simplement. Dans ces instants, de vieilles images assignatoires sont convoquées, qui redistribuent les rôles sus et attendus, du bon père et de son charmant petit. Mais cette séquence réductrice nous a paru faire exception dans une pièce qui travaille, sur l'essentiel, tout ailleurs.
Des gestes blancs est "simplement" une pièce de danse : écrite, développée, pensée, nourrie et articulée, sur pas moins de quarante-cinq minutes de durée, comme un essai chorégraphique, pleinement abouti. On dira d'ailleurs que Sylvain Bouillet se trompe un peu, à notre avis, quand il annonce son intention de conduire « un essai physique sur la paternité ». De là où il se trouve, on comprend bien que ce soit en ces termes qu'il perçoive son projet.
Mais Des gestes blancs nous paraît plus ample et complexe que cela : c'est une pièce à deux, où le rôle de son partenaire est tout autant épanoui. C'est donc au moins aussi un essai physique sur la filialité. Mais surtout, et au-delà, c'est une performance de corps en devenir, qui donne à sentir et réfléchir, en toute rareté, sur ce que peut être un processus incarné et physique de croissance. Un corps-matière humain ne se construit quà travers la relation symbolique. Que peut la danse ? Non pas nous l'apprendre, mais en aiguiser la perception sans en esquiver les contradictions.
Dans un sens, on a capté quelques images fortes, emblématiques. Disons : des tableaux. Ici le père porte l'enfant dans ses bras, celui-ci totalement relâché. Cela peut être le geste quotidien le plus banal, d'aller le coucher ; ou au contraire résonner avec de plus terribles séquences indexées de guerre ou d'exil. Autre combinaison insistante à l'oeil : le garçonnet escalade littéralement le corps adulte, ou le dévale, et c'est tête en haut, tête en bas, spectaculaire.
Là, allez savoir pourquoi, c'est le souvenir du célébrissime duo d'Eden, de Maguy Marin, sa danse éternellement hors sol, qui ressortait de notre inconscient. Cela tandis que cette chorégraphe devait montrer ce même soir Deux mille dix-sept, une pièce hélas irrémédiablement engoncée dans le passé, quand Des gestes blancs profilent tout en devenir. Troisième instant traversé d'étrangeté des références, quand l'enfant s'entête à tirer gaillardement son père par la main, et qu'un jeu de forces disproportionnées s'établit et se dispute. Alors nous revint l'image de Raimund Hoghe, son petit corps en partie empêché, qui s'obstine à tirer sur les scènes, un rien furibard, des icônes de corps somptueux.
On vient d'évoquer un "jeu de forces disproportionnées" ? Nous y voilà. Par delà les évocations référentielles qu'on vient d'égrener, Des gestes blancs nous a tenu en haleine, en tant que composition chorégraphique intégralement "physique", comme le mentionne justement Sylvain Bouillet. Là on se dit que sa référence circassienne ne joue peut-être pas pour rien. C'est passionnant. Entre un enfant de sept ans, et un homme de bientôt quarante, c'est un formidable espace de distance proche, d'écart à nourrir, de développement à peupler, qui se dégage et s'anime.
Dans cette pièce, toutes les questions de gravitation, d'équilibre, de poids et contre-poids, de volumes, de combinatoires, de dégagements, d'agencements, de failles, de passages, d'empêchements, de dispute des forces, de négociation des intensités, d'infiltrations, de feintes, d'esquives, de dons et abandons, sont examinées à neuf, à travers deux corps si totalement dissemblables, et pourtant si formidablement proches. L'un est quand même le prolongement de l'autre. Mais il est tout ailleurs, radical dans sa différence.
C'est vraiment tout autre chose que la niaiserie entre papa et son petit. Il faut dire que la personnalité de l'enfant entre en ligne de compte : malicieux certes, joueur bien heureusement, mais sûr d'être, avant tout. Et d'être en relation. En expérience de la relation avant toute chose. Des gestes blancs est une pièce qui va loin, très loin.
Gérard Mayen
Spectacle vu le vendredi 2 mars 2018 en Avignon, chapelle des Pénitents blancs, dans le cadre des Hivernales de danse, 40e édition.
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