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« Morphed » à Chaillot : Interview de Tero Saarinen
Rencontre avec Tero Saarinen, venu à Paris en décembre 2017 en préparation des représentations de Morphed.
Danser Canal Historique : Morphed, votre dernière création à ce jour, est généralement commenté par la critique comme une pièce qui explore l’identité masculine. Mais on sait qu’il y a parfois des raccourcis qui se répandent à travers la presse. Qu’en est-il concernant Morphed ?
Tero Saarinen : Pour moi, la danse est toujours une histoire à plusieurs strates. Et j’ai voulu faire cette pièce pour de multiples raisons. L’une était le besoin de poser un regard sur ma propre vie en tant qu’artiste chorégraphique et mener une réflexion à son sujet. Et aussi de transmettre à de jeunes danseurs des choses que j’ai pu apprendre au cours de ma carrière. Et je voulais vérifier s’il n’y a pas des choses, dans la danse masculine sur scène que l’on pourrait explorer davantage, surtout quand il s’agit du côté sensible et fragile de l’homme. Le tout à travers des interprètes aux carrières diverses et variées, du ballet au contemporain, pour chercher une forme nouvelle, ou bien une sorte de source commune de la danse. Parce que je crois profondément en l’expressivité du corps humain, et de sa peau, en relation avec l’esprit. Je suis certain qu’il y a encore beaucoup de choses à découvrir, chorégraphiquement.
DCH : Le fait est cependant que tous les danseurs sont des hommes.
Tero Saarinen : Bien sûr. Et nous avons parlé de nos préoccupations en tant que danseurs masculins. Quelles énergies devrions-nous projeter et mettre en avant pour les faire résonner? Et est-ce que ces considérations ne produisent pas aussi des blocages ? Nous avons donc essayé d’explorer d’autres fréquences dans la transmission du sens et des sensibilités.
DCH : Avez-vous envisagé de danser vous-même dans la pièce ?
Tero Saarinen : Non, je voulais vraiment être dans la position de l’observateur. Et l’idée de la transmission a également voulu que je sois en retrait, pour mieux partager les outils que je me suis forgés au fil d’une carrière qui m’a permis par exemple d’interpréter Blue Lady de Carolyn Carlson, d’étudier le butô et des danses traditionnelles. Kazuo Ohno et Carolyn Carlson m’ont transmis de précieux outils. Et je sens donc que mon temps et venu pour transmettre à mon tour.
DCH : Vous évoquez Kazuo Ohno et votre interprétation de Blue Lady. C’est intéressant par rapport à la dimension féminine chez l’homme.
Tero Saarinen : Cette dimension m’intrigue. Dans l’art occidental elle est souvent traitée sur le mode du travestissement et donc par un extrême. Il me semble intéressant d’aborder cette soi-disant part féminine de l’homme – mais de quoi parlons-nous au juste - par la sensualité. Et puis il y a les enjeux du toucher. Quand des hommes se touchent, qu’est-ce que ça signifie? Quels sont leurs préoccupations ? Que protègent-ils ? Nous avons eu beaucoup de discussions intéressantes à ce sujet.
DCH : Le morphing est une procédé de transformation dans les arts visuels. Le titre de la pièce fait-il donc référence à des identités qui évoluent et se transforment?
Tero Saarinen : Chaque personne qui est en scène passe par un processus de transformation. Au moins, il y a la possibilité de se voir transformé, d’intensifier sa propre existence. Petit à petit les danseurs se rapprochent de leurs vérités et laissent parler la peau. Kazuo Ohno parlait toujours de la curiosité de la peau et de son ouverture pour le renouvellement. Nous nous sommes inspirés du butô avec sa recherche d’un état d’innocence, proche du nouveau-né, ou bien d’un état d’épuisement total, où il ne reste plus d’énergie pour les préoccupations et les inhibitions. Mais il y a dans la pièce aussi des personnages qui ont moins d’espérance et cherchent à se protéger en permanence. C’est comme dans la vie. Certains de ces sept individus sont plus propices à la transformation que d’autres. J’ai donc choisi un mélange de personnalités et d’énergies très différentes. Il y a là surtout des danseurs finlandais, mais beaucoup d’entre eux ont mené des carrières internationales. Nous avons aussi intégré un danseur coréen, justement pour parler de différence et d’exclusion.
DCH : La scénographie est faite d’un grillage de cordes. Pourquoi ce décor « monocorde »?
Tero Saarinen : Avec Mikki Kuntu qui signe les éclairages et la scénographie nous avons voulu représenter la même ouverture à la transformation. Il était clair pour moi qu’au début de la pièce, l’ambiance serait frugale et sévère. La question posée est celle de savoir si nous sommes tous pris dans nos propres labyrinthes depuis lesquels, en quête d’une sortie, nous cherchons une personne prête à nous écouter. Nous avons voulu créer un espace clos, mais avons finalement opté pour des rideaux faits de cordes. Ca donne un aspect minimaliste et dur mais traversable et transformable, permettant de rompre l’aridité par l’élégance et la sensualité. Les cordes peuvent évoquer les cheveux ou le foin et rappeler des souvenirs enfouis.
DCH : La musique joue également un rôle primordial dans vos créations. Vous collaborez souvent avec des compositeurs.
Tero Saarinen : La musique est ici une source d’inspiration importante. J’ai choisi trois morceaux d’Esa-Pekka Salonen, mondialement connu comme chef d’orchestre mais également un grand compositeur. Ces compositions datent de différentes époques et moments de sa vie artistique. J’y ai senti qu’il traversait un peu les mêmes choses que moi. Sa musique est donc un terreau fertile pour ma chorégraphie.
DCH : Merci et au plaisir de vous retrouver après le spectacle.
Tero Saarinen : Malheureusement, je ne serai pas présent. Au moment des représentations parisiennes de Morphed, je serai à Los Angeles pour la première de Zimmermann Trio, une pièce pour trois danseurs de ma compagnie et l’orchestre philharmonique de Los Angeles, sur la musique de Bernd Alois Zimmermann, compositeur allemand très intéressant mais oublié, influencé par le jazz. Certaines de ses pièces ont été pensées pour la danse, notamment son Cello Concerto en forme de pas de trois de 1966. Pour le centenaire de sa naissance nous créons la pièce avec trois danseurs, comme il l’avait suggéré. Nous danserons donc dans le bâtiment conçu par Franck Gehry et dans une salle philharmonique en forme de vignoble, où les danseurs seront vus de tous les côtés, et nous espérons évidemment pouvoir renouveler cette expérience en Europe.
Propos recueillis par Thomas Hahn
Morphed à Chaillot – Théâtre National de la Danse : Du 18 au 20 janvier 2018