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« Maps » de Liz Santoro et Pierre Godard
En dialogue avec les neurosciences, Maps dessine le chemin vers le plaisir de danser en pensant aux mots. Ou de converser comme si on dansait.
La recherche fondamentale avance jour après jour, et elle avance en anglais puisque l’idiome anglo-saxon est la langue véhiculaire de la communauté scientifique mondialisée. En tant que tel, l’anglais est naturellement en position de force dans les spectacles des Liz Santoro et Pierre Godard, qui font du dialogue entre la danse et les sciences le principe actif de leurs recherches sur le plateau.
Du lien aux sciences découle le nom de leur compagnie : Le Principe d’Incertitude. Principe qui peut perturber certaines tranquillités intellectuelles, mais principe dont l’acceptation est la condition même de toute avancée scientifique. Par conséquent, le spectateur prenant position face aux créations de Santoro/Godard ne peut échapper à la nécessité de cette acceptation même.
La chorégraphie des mots dans le cerveau
Maps est annoncé comme une « tentative de donner une valeur d’espace au langage », tentative qui part d’un article publié dans la célébrissime revue scientifique Nature, article analysant l’activation des différentes zones du cortex selon la nature d’un concept évoqué par un mot (lire notre interview). Les émotions et les sensations activées par un mot abstrait, un mot concret, un mot lié à une impression esthétique ou une impulsion pratique se placent dans des zones très distinctes du cerveau.
Cette cartographie est le point de départ de Maps. Mais dans un spectacle, le point d’arrivée l’emporte largement sur les motivations de départ, même si celles-ci déterminent chaque élément visuel ou gestuel présent sur le plateau. Entre l’intention et le résultat, on assiste souvent à une perdition. Maps représente l’inverse, à savoir un enrichissement du concept par la pratique. Résultat espéré évidemment, mais jamais acquis d’avance, comme le réclame le principe d’incertitude humblement adopté par Santoro et Godard.
L’incertitude du spectateur est ici la même que celle qu’on éprouve face à des spectacles interactifs, où un mouvement du bras, de la jambe ou du buste déclenche un événement visuel ou sonore, sans que le spectateur puisse définir la direction de la chaîne cause-effet. Maps se déroule sur fond de déferlement de mots projetés sur le mur de fond. Quelle perception immédiate peuvent en avoir les danseurs? Ces mots anglais, principalement des adjectifs conceptuels (pictural, Babylonian, oversized, subdivided, conflated etc. etc...) opposés aux rares substantifs chargés d’empathie immédiate (potatoes, tomato ...), déferlent dans leur dos à telle vitesse que seul des krumpeurs sauraient y répondre.
Cartographies
Incertitude encore quant aux angles droits de scotch bleu ou noir, collés au sol selon des principes géométriques ultra-stricts. On est plus proche du langage informatique évoqué dans For Claude Shannon, la pièce précédente de la compagnie, que d’une cartographie du cerveau. Mais par un revirement heureux, l’ordre implacable agit ici en révélateur des libertés individuelles, libertés qui s’imposent progressivement dans chaque duo, quatuor ou sextuor ainsi que de tableau en tableau, dans un crescendo musical et gestuel.
Tout mouvement part ici d’un intrigant no-man’s-land chorégraphique, assimilable ni au quotidien, ni à la marche, ni à la danse. Mais progressivement, les pieds, les bras, les têtes et même les bustes se libèrent. Régulièrement, les danseurs énoncent un « Choice ! » et se lancent dans des articulations de plus en plus incarnées. La joie de danser s’empare d’eux, dans une inventivité de plus en plus assumée, évoquant parfois des ambiances de danses traditionnelles, pendant que la musique électronique signée Greg Beller s’emballe dans un crescendo entraînant.
Si les créations précédentes de la compagnie étaient dominées par des principes presque mécaniques, Maps révèle chaque interprète dans sa sensibilité intime. Santoro et Godard signent ici leur création la plus organique et chaleureuse. Le lien à la linguistique et aux neurosciences s’apparente à une métaphore de l’apprentissage de la langue que l’on s’approprie, chacun à sa manière. Plus on se l’approprie, plus on devient joueur. Car une langue, constituée de phonèmes, de morphèmes, de mots et de syntagmes, est aussi un terrain de jeux (de mots) et une source de plaisir. Autrement dit, chaque danse est un langage et chaque langue fait danser ses mots. Maps en rend compte avec bonheur.
Thomas Hahn
Spectacle créé et vu le 17 novembre au CDCN Atelier de Paris Carolyn Carlson
Reprise : 1er et 2 décembre 2017, Théâtre de la Cité Internationale
Conception : Liz Santoro et Pierre Godard
Avec : Matthieu Barbin, Lucas Bassereau, Jacquelyn Elder, Maya Masse, Cynthia Koppe et Charlotte Siepiora
Musique : Greg Beller
Costumes : Angèle Micaux
Lumière et régie générale : Anne-Sophie Mage
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