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« May he rise and smell the fragrance » d' Ali Chahrour
Le jeune chorégraphe libanais présente au festival June Events, un requiem tumultueux autour des douleurs et mythes de la société arabe.
May he rise and smell the fragrance du Libanais Ali Chahrour, sa troisième création plaçant les rituels chiites sous un regard contemporain, rappelle de nombreuses pièces dans d’autres traditions, qui mettent en scène un passage dans les limbes. On accompagne l’âme en transit pour lui assurer une traversée apaisée. Dans ce genre de rituels scéniques, l’art des acteurs ou danseurs d’être présents et pourtant déjà partis peut impressionner. Mais toute comparaison s’arrête là. Car dans May he rise and smell the fragrance, une mère doit supporter la mort de son propre fils et la prestation d’Ali Chahrour dans ce rôle est tout simplement bouleversante.
Le souhait exprimé dans le titre est une si maigre consolation puisque nous sommes dans un monde sans réconfort. Ici, la mort ne se présente plus comme partie intégrante d’un parcours de vie. Elle est artificielle, collective, cynique, horreur et terreur... La douleur est telle que les musiciens (Ali Hout, Abed Kobeissy) se lancent dans des staccatos frénétiques et que la chanteuse (Hala Omran) finit par dénuder son torse pour adresser ses lamentations à la fois à son fils mourant et au public. Et la colère se mêle à une peine si violente que seule la transe saurait l’adoucir. Et c’est bien une idée de transe qui émerge petit à petit.
Cris de deuil, cris de déesse ?
Chahrour cogne son buste au sol, les musiciens se tiennent droits tels deux gardiens et la pleureuse surplombe la scène par derrière, poussant des cris d’outre-tombe. Que peuvent les pleureuses quand autant de vies innocentes sont fauchées avec autant de froideur? May he rise and smell the fragrance pose la question du sens du rituel de deuil dans le monde actuel et redéfinit le rôle de la femme dans ce rituel, passant du rôle de porteuse de lamentations à celui de protagoniste, voire de déesse! Omran incarne ce qui se répartit, dans la tradition, entre la pleureuse, le chef de famille et la mythologie.
Dans l’hémisphère arabe, la nudité partielle de la pleureuse pourrait choquer. Elle génère cependant une force symbolique et scénique qui se transforme en signe de rébellion et de lutte. Quand Chahrour met en scène cette proposition de nouveau rituel, l’acuité et la précision de sa démarche incarnent le respect et la profondeur des racines. Et il sait réunir beauté, fête et terreur en un seul geste musical, totalement inouï: L’archet caresse les cordes de l’oud mais passe en même temps sur le cou de Chahrour, comme pour le couper avec délice. Une image à couper le souffle au spectateur !
Galerie photo © Laurent Philippe
Ambivalences
Tout est ambivalent dans cette pièce, et c’est qui fait sa force. Humainement, la fulgurance des mélodies, des rythmes et des mots et la seule manière possible de réaffirmer la vie. Culturellement, ce requiem est en même temps une manière de créer un lien entre les racines d’une civilisation et la danse contemporaine. Dans sa puissance vocale, physique et scénique, le personnage féminin fait référence à la déesse babylonienne Ishtar, grande prêtresse de la guerre et de l’amour physique. Et il met en lumière, par la négative (au sens photographique) la faiblesse des hommes qui sont, dans la société arabe (mais est-ce si différent ailleurs?), interdits de larmes et de douleur assumée.
Nécessairement, la réception de May he rise and smell the fragrance ne sera pas la même, du Liban à l’Europe. Mais nous avons nos propres mythes et nous arrivons ici à la croisée des deux interprétations du mot de tragédie. On peut autant penser à Orphée et Eurydice qu’à l’une des nombreuses guerres en Proche-Orient. Ce quatuor clôt avec force et pertinence une trilogie commencée avec Fatmeh et Leila se meurt et confirme la maturité impressionnante de Chahrour qui n’a « que » vingt-six ans.
Thomas Hahn
Vu le 6 juin 2017 au festival June Events
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