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Entretien avec Nacera Belaza
Nacera Belaza donnait Sur le fil ce week-end au Festival June Events avant d'enchaîner avec La procession/Solos cette semaine, qu'elle jouera égalemment à la fin du mois au Festival de Marseille. Deux formes très distinctes, mais non contradictoires, selon la chorégraphe.
Danser Canal Historique : On vous connaît pour vos pièces de plateau, tenues et rigoureuses, à l'instar de Sur le fil récemment programmée par le Festival June Events. En partenariat avec l'opération Monuments en mouvement, vous poursuivez en montrant La procession/Solos. Il s'agit là d'une pièce in situ, déambulatoire et participative. Faut-il voir cela comme un essai ponctuel, un pas de côté, ou bien une nouvelle orientation, voire une rupture, dans votre parcours ?
Nacera Belaza : Pas du tout. Chez moi rien ne se produit par changement brutal, tout est en maturation permanente. Remarquez que j'ai déjà joué en extérieur, à l'invitation de Jacques Patarozzi, ou dans le cadre de Plastique Danse Flore, pour ne parler que de l'Hexagone.
En fait, la contradiction n'est qu'apparente. Je considère que l'enjeu du plateau est justement de recréer le plus possible une forme de lien à la nature. C'est à dire que je considère que le corps n'est pas un segment fermé dans l'espace. Le corps doit rester en permanence ouvert, et traversé. L'in situ amène une variation dans cet enjeu fondamental qui, lui, demeure.
DCH : Le Panthéon, où va se produire La Procession, semble un lieu écrasant, possiblement menaçant pour le geste artistique qui s'y produit.
Nacera Belaza : Certes, mais j'ai accepté. Il reste à réfléchir à ce en quoi peut consister une présence non plaquée. Je considère le corps comme étant en lui-même une caisse de résonnance. Chaque micro-mouvement doit trouver sa résonnance. Le Panthéon rajoute à cela une énorme caisse de résonnance. Voilà qui nous exhorte à une forme singulière de déploiement. C'est là une question intéressante. Evidemment, le risque serait de partir dans une logique de faire du grand dans du très grand, y mettre de la musique classique et tout ce qui s'ensuit. Il faut, en fait, aborder cela à l'inverse : produire un infime qui soit susceptible de résonner dans cet espace.
DCH : Le Panthéon est aussi un espace référentiel accablant sur le plan idéologique. Il instaure tout un discours sur l'Histoire, la Nation, les grands hommes, qui pourrait prêter à examen critique.
Nacera Belaza : Certes. Mais j'ai décidé d'occulter cet imaginaire historique. Il est trop lourd, trop compliqué à gérer. Mon geste ne peut pas tout affronter.
Je voudrais souligner le réel intérêt que je trouve à ce programme de Monuments en mouvement. Le cloisonnement mental a longtemps été très fort, entre d'une part l'idée de monument, d'autre part l'idée d'arts vivants. Il me semble que la tentative de réduire cette opposition est assez neuve, c'est un travail qui s'engage. Cette perspective est stimulante pour tout artiste qui ne se contente pas d'y transporter une pièce déjà existante. Reste le problème que nous ne disposons que de très peu de temps pour travailler sur place.
DCH : Hormis la question de l'in situ, votre pièce présente aussi la caractéristique d'impliquer très directement les spectateurs dans son déroulement. Dans ce cas, oeuvrez-vous dans un souci de partage de l'accès à l'art ?
Nacera Belaza : C'est un peu plus compliqué. Là encore, je perçois cet enjeu sur un plan pleinement esthétique. Même dans la plus austère des pièces de plateau, la question de la relation au public me passionne. Dans ce type de situation, beaucoup plus habituel pour moi, nous consacrons une journée à nous mettre en condition, pour nous présenter devant des spectateurs qui, eux, ont un quart d'heure pour tenter de décrocher du stress accumulé de leur vie quotidienne. Il y a là un décalage qui, en soi, nourrit le geste artistique. Nous nous programmons pour reprogrammer le public. Sans cela il n'y pas d'expérience partagée possible.
La perspective artistique réside aussi dans l'invention d'un cheminement qui affecte le décallage extrêmement concret entre nous, en train d'agir sur le plateau, et un public assis, qui, au mieux, a pu atteindre un état confortable. Mais dans ce cas, ce confort risque de se traduire par un relâchement d'un corps proche d'une forme d'oubli de lui-même, ce qui favorise une réception restrictive de notre geste artistique, canalisée par les seuls sens de la vision avant tout, et de l'ouïe.
Dans La procession, nous impliquons un groupe dédié, constitué d'amateurs qui s'engagent avec nous dans une expérience de corps. Ce groupe constitue le maillon manquant. Les autres spectateurs peuvent s'identifier aux membres de ce groupe, plus aisément qu'aux artistes eux-mêmes. Cela permet un phénomène de contamination, d'induction, et le public devient pleinement constitutif de la pièce.
J'en reviens à l'idée que ces questions traversent n'importe quelle pièce. C'est une question d'ouvrir l'espace entre eux (les spectateurs) et nous (les interprètes sur le plateau), au lieu d'avoir l'impression de nous affronter à un mur de gens totalement étrangers. Je me rends compte que l'exécution d'une pièce avec ce souci d'ouverture touche à un endroit de grande fragilité pour bon nombre d'interprètes. Cela touche une question d'ouverture du corps. Pleinement, une question de danse – et non de démocratisation de l'accès à l'art qu'on agiterait là de manière annexe.
DCH : Vous aviez expérimenté pour la première fois le dispositif de La procession dans le cadre d'une invitation que vous avait adressé le MUCEM, célèbre musée de Marseille. Alors même que le nouveau directeur du Festival de Marseille, Jan Gossens, dit son désir d'une collaboration durable et approfondie avec vous, c'est à nouveau avec La procession que vous apparaissez dans sa programmation. Soit une forme tout de même modeste et décalée au regard de vos pièces de plateau très exigeantes. Que doit-on comprendre de ce choix ?
Nacera Belaza : Je vous rassure, si tout se passe comme prévu, ma pièce de création de la saison à venir se fera pour l'édition suivante du Festival de Marseille. Il faut aussi noter que, dans le cadre de l'édition qui débute très prochainement, j'ai été invitée par le Ballet national de Marseille pour collaborer aux chorégraphies du spectacle 7even. Cela aura d'ailleurs constitué une expérience formidable, de travail avec ces danseurs, extraordinairement disponibles alors qu'on pourrait les croire si éloignés de mon type d'écriture chorégraphique. Et le Ballet m'invitera, lui aussi, de son côté, à poursuivre, avec la commande d'une pièce développée.
J'arrive donc à Marseille en plein travail. Là-bas, le groupe d'amateurs pour La procession est une chorale intéressée par un travail sur le geste. Moyennant quoi, c'est moi qui ai été bouleversée par le travail sur la voix. J'ai compris, en travaillant avec eux, la pleine notion d'"écoute", qui est souvent galvaudée quand on l'utilise pour caractériser un état de danse, sans trop savoir ce qu'on veut dire vraiment en recourant à ce mot. Ces gens de la voix, eux, écoutent vraiment : ils utilisent la voix pour remplir le corps, et pas seulement pour émettre du son à l'extérieur d'eux-mêmes. Comme interprète en danse, je me rends compte que l'écoute doit être ce qui me permet de me retirer en-dehors du public, d'éviter qu'il me happe, et à partir de là repenser une relation moins fragilisante avec lui. Alors, notre rôle d'interprète sera de faire entendre ce que nous entendons.
Que dire de cette relation nouvelle qui s'ouvre à moi à Marseille ? Qu'elle est justement celle de l'ouverture. J'y avais déjà bénéficié de soutiens précieux, courageux, comme au Théâtre de la Minoterie, ou de la part de l'Officina et le festival Dansem. Mais au-delà de ces points d'appui, je n'avais pas l'impression que cette ville était si ouverte que ça. A présent, l'espoir est que Jan Gossens y favorise une grande circulation, qui donne un sens à cette ville-archipel.
Cette ville rehausse son ambition, on y trouve du pointu, de vrais outils de création, dans un contexte qui reste populaire. Il y a là un potentiel inouï, j'y ressens un chaos qui vibre juste, et l'espoir d'une possible réconciliation au-delà des déchirures, des difficultés. Une partie de Marseille continue de regarder vers le large. Ce regard pourra-t-il vraiment croiser celui d'Alger, par exemple ? En tout cas, le Festival de Marseille veut aussi m'accompagner dans mon projet de travail en profondeur sur les danses traditionnelles de là-bas.
Recueilli par Gérard MAYEN
La procession/Solos – Panthéon. Mardi 13 juin, 20h. Billeterie June Events : 01 417 417 07
en partenariat avec Monuments en mouvements
28 et 29 juin à 22h - Festival de Marseille, Théâtre de la Sucrière
Festival de Marseille 15 juin au 9 juillet
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