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Entretien avec Aurélie Berland
Aurélie Berland :« C'est en transformant la pièce de Limón, que je la respecte le mieux »
Pavane... [miniature et miroir] est la première pièce au programme de la 11e édition du festival Junes Events, qui s'ouvre jeudi 1er juin à la Cartoucherie de Vincennes.
A partir de La pavane du Maure, pièce composée en 1949 par José Limón, la chorégraphe en passe par l'élaboration d'une partition de notation originale, tout en réduisant le quatuor initial d'abord dans un solo, pour ensuite inventer un nouveau quatuor.
Une vitalité dans l'approche du répertoire est ainsi mise en exergue, que redoublera dans la soirée, la nouvelle pièce de Mié Coquempot, 1080-Art de la fugue, qui s'autorise, elle, une lecture ébourriffée d'une partition canonique de Jean-Sébastien Bach.
Danser Canal Historique : Vous présentez votre pièce comme un "palimpseste" de La pavane du Maure, créée par José Limón en 1949. Que faut-il entendre dans ce mot ?
Aurélie Berland : Un palimpseste est le résultat d'une écriture qui s'est faite par-dessus un écrit précédent, qu'on aura préalablement effacé. Mais cet écrit plus ancien continue de se lire, en transparence, sous le nouvel écrit. C'est ce en quoi consiste ce projet, qui part de La pavane du Maure, une pièce créée en 1949 par le chorégraphe américain José Limón. J'en ai écrit une nouvelle partition. Mais chaque page de celle-ci renvoie à une page de la partition initiale.
On lit aussi trois points de suspension dans le titre de ma pièce. Ils indiquent que quelque chose reste ouvert, en suspens. Ce qui m'a intéressé dans La pavane du Maure est le travail de la forme chez José Limón, plutôt que le drame d'Othello, dont il s'inspire.
Tout cela renvoie à la transtextualité, c'est-à-dire le fait de redire autrement la forme d'un contenu. Le théoricien de l'art Gérard Genette parle d'une "littérature au second degré". Je me demande si je ne pratique pas une chorégraphie au second degré.
DCH : La technique de José Limón demeure assez prisée, du moins bien repérée dans le monde de la danse. Il en va tout autrement de son répertoire, aujourd'hui méconnu. Comment vous expliquez-vous ce paradoxe ?
Aurélie Berland : Il y a une question bien particulière de réception de ses pièces en France, laquelle s'est mal passée dans les années 50, au moins de la part de la critique. Jacqueline Robinson le raconte bien dans son ouvrage L'aventure de la danse moderne en France. En revanche, les danseurs eux-mêmes se sont beaucoup rendus aux USA, y ont fréquenté les universités d'été, et semblent avoir recueilli, auprès d'un José Limón, de précieux éléments de codification. Karine Waehner raconte cela.
DCH : Certaines analyses du mouvement conduisent à faire de José Limón, et sa partenaire Doris Humphrey, des sortes d'anti-Cunningham…
Aurélie Berland : Dans son ouvrage L'art de construire la danse, en 1958, Doris Humphrey désigne, en effet, Merce Cunningham au moment où elle exprime son inquiétude sur l'avenir de la danse moderne. Elle reste attachée – et José Limón avec elle – à la conception du danseur en tant qu'être humain éprouvant des émotions sur scène. J'ai pu suivre des cours dispensés par des héritiers de cet enseignement, où prime l'idée de trouver la manière de se laisser traverser par le mouvement. Le mouvement est conçu comme résultante d'un jeu de forces plus large. Il s'agit de "permettre" qu'un état advienne. Cela fait place à des qualités de musicalité du geste, de variations de poids, de connexion avec l'espace, de contrastes, de dynamiques.
DCH : Au moment où vous êtes touchée par La pavane du Maure, pourquoi ne pas vous contenter d'une simple reconstruction, à partir d'une vidéo, dont vous disposiez ? Au contraire de cela, vous produisez une miniature de la pièce, en la réduisant de la forme quatuor à celle de solo, et vous élaborez une notation partitionnelle en usant de la cinétographie Laban, alors que la pièce de José Limón a déjà été retranscrite de cette façon. Pourquoi vous être engagée dans un processus aussi complexe ?
Aurélie Berland : Mon lien avec cette pièce demeure assez mystérieux. Il est de l'ordre d'une rencontre. C'est d'abord une impossibilité à en obtenir les droits, de la part de la Fondation Limón qui m'a obligée à interrompre la première démarche de reconstruction de la pièce. Mais je suis restée animée du désir d'entretenir le contact avec cette pièce, la suivre, convaincue qu'elle me guiderait vers des découvertes passionnantes.
J'avais déjà presque intégralement reconstruit la pièce de Limón d'après la partition (mais avec des choix trop personnels pour que j'en obtienne les droits de diffusion). Le refus de La Fondation Limon m'a révélé en un sens mon désir déjà présent de transformer la pièce. Les choses se sont faites comme ça, de fil en aiguille, combinant le fortuit au départ, puis une logique très construite, ensuite pour la mise en oeuvre.
A côté de ces premiers éléments – un empêchement fortuit, un désir intuitif – il s'est trouvé que ma formation en notation Laban m'a inspiré, de manière plus théorique, d'envisager un processus de travail qui explorerait les usages de la partition ; un processus qui en passerait principalement par le support écrit qu'est une partition.
Le passage par la partition conduit à poser des principes compositionnels, et se laisser guider par ce que ces principes induisent. Auparavant, quand je m'essayais à la reconstruction à partir de la partition Laban, je n'arrêtais pas d'opérer des choix subjectifs, en fonction de mes appréciations, voire mes goûts. Cela posait problème. Bizarrement, c'est en me décidant franchement à transformer la pièce, mais à le faire à travers des règles clairement posées, que j'ai eu la sensation d'en être mieux respectueuse.
DCH : Dans ce processus, vous avez d'abord opéré une réduction du quatuor d'origine, sous la forme d'un solo. Il n'est pas évident, pour le sens commun, de se dire qu'un solo peut valablement rendre compte des complexités d'une composition pour quatre interprètes.
Aurélie Berland : Quant aux faits, je dois préciser que cette idée de réduction sous forme d'un solo n'est pas venue de moi, mais a été suggérée par mes interlocuteurs de la Fondation José Limón, eux-mêmes, aux USA. José Limón traite ce drame en s'appuyant sur des formes très repérées dans l'histoire de l'art. Il puise dans le bal d'époque Renaissance pour faire émerger des personnages bien distincts, pour en opérer la différenciation. D'où une dynamique partant d'une ronde très serrée au départ, qui se résoud, au contraire, par une très large ouverture finale.
Mon expérience d'écriture du solo permet d'effectuer le chemin inverse, qui remonte vers l'indifférenciation. Les pensées du philosophe René Girard m'ont passionnée, à ce propos, puisqu'il lie la notion d'indifférenciation à la mise en place des conditions violentes du sacrifice. Ce thème du sacrifice est aussi au coeur du drame d'Othello, dont José Limón s'inspire.
DCH : Les difficultés dans vos relations avec les ayant droit américains doivent-elles n'être perçues que sous un angle réglementaire, financier ? Ou bien, disent-elles quelque chose qui toucherait à la conception de l'art.
Aurélie Berland : Elles disent, en tout cas, une grande difficulté concrète à toucher au répertoire de l'art chorégraphique. Cela n'est pas exclusivement américain. En France même, il est souvent impossible de seulement emprunter la partition d'une pièce chorégraphique. On a l'impression d'avoir toujours à se justifier si on annonce son intention de reconstruire une œuvre, ou bien d'en inventer une nouvelle en partant d'une existante. Tout cela est très compliqué. Et cette complication fait, en elle-même, question.
DCH : Dans votre processus de travail, il peut vous arrivez de procéder à des filages de façon quasi quotidienne. On ne voit pas ça dans tous les processus.
Aurélie Berland : Au moins dans cette pièce se pose la question d'une saisie globale, qui fait sens en tant que tel. Il n'y a pas, d'un côté, un solo, posé au départ. Puis un quatuor, qui serait rajouté. Il y a un mouvement en prolongement, dans lequel des changements non écrits opèrent et ne se laissent percevoir qu'à travers une saisie en globalité. Des principes de transformation apparaissent d'eux-mêmes, et ils font apparaître des aspects de la pièce restés jusque là inaperçus. Pratiqué à notre façon, nous déclenchons un processus de reconstruction qui ne s'arrête jamais.
DCH : Est-ce cela que vous désignez comme une "dramaturgie de la transformation", que vous dites suivre après l'avoir construite ?
Aurélie Berland : J'en reviendrai à cette notion d'indifférenciation progressive qui opère en allant vers le solo, et à l'inverse la différenciation au fur et à mesure que se dégage le quatuor. Il y a effectivement une transformation qui opère par phases successives. Dans sa chorégraphie, José Limón parvient à produire le sentiment d'une implosion. Il y a quelque chose d'un engrenage. Pour ma part, j'ai travaillé sur un dynamique de rotation qui s'inverse, selon que se développent le solo ou le quatuor. Il y a mouvement du recevoir, et mouvement du donner.
DCH : Quel intérêt singulier trouvez-vous à composer à travers des partitions écrites, et non l'écriture directe à travers corps sur le plateau, via l'improvisation par exemple ?
Aurélie Berland : On ne fait pas du tout les mêmes choix. Le passage par l'écrit me fait m'observer moi-même en train d'opérer des choix. La mise en œuvre de principes préalablement posés ouvre une quantité de possibilités, qui apparaissent d'elles-mêmes, et qui ne doivent rien à la subjectivité personnelle, à l'émotion, ou autre. Elles sont là, souvent bien plus nombreuses que ce que permettrait la seule imagination au travail.
Et cela appelle un travail passionnant de rationalisation entre ces données, ces options qui se présentent d'elles-mêmes. Cela permet d'envisager de les organiser dans la durée, de produire l'orchestration d'un processus. Les processus directement engagés à travers corps sont souvent beaucoup plus confus, beaucoup moins lisibles.
DCH : La musique de votre pièce n'est pas celle de Purcell, qu'on entend dans La pavane du Maure.
Aurélie Berland : Mais cette musique de Purcell nous habite, nous l'avons en tête. Remarquez : Limon n'avait choisi que très tardivement sa musique, ce choix n'avait rien eu de simple. J'ai opté pour une musique préexistante, Un salon au fond d'un lac, du compositeur Marc Baron, qui nous accompagne directement dans le processus. Sa musique consiste à se poser la question de sa propre place en situation d'auditeur, la question du positionnement, et l'élaboration d'un angle d'écoute, comme d'un point de vue. Cette préoccupation travaille sur la distance dans la perception et cela rejoint parfaitement la notion du palimpseste.
DCH : Alles-vous poursuivre dans les modalités de composition mise en œuvre pour Pavane... [miniature et miroir] ?
Aurélie Berland : On a attiré mon attention sur deux pièces composées la même année, respectivement par Doris Humphrey et par Martha Graham, sur des musiques du même compositeur. Comment les réunir dans une même pièce ? Cela m'intéresse.
DCH : Votre compagnie s'appelle Gramma. Voilà qui n'a pas l'air fortuit…
Aurélie Berland : Cela parle de signe écrit, de médium. Tel est mon matériau.
Recueilli par Gérard Mayen le 23 mai 2017
Pavane d' Aurélie Berland - 1er et 2 juin à June Events - Atelier de Paris Carolyn Carlson