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« Une autre passion » de Pontus Lidberg
Pontus Lidberg, chorégraphe et cinéaste suédois, plonge le Ballet de Genève dans les arcanes de La Passion selon Saint-Matthieu de J.S. Bach. Conçue comme une liturgie musicale, le chorégraphe n’en a gardé que l’essence : la contemplation du monde et des hommes, l’émotion face à la mort, et peut-être une forme de prière, même si elle n’est pas directement religieuse. « Je savais que je ne voulais pas raconter la vie de Jésus, précise Pontus, mais parler de l’humain. Pour moi quand le chœur d’ouverture entonne son chant, toute la vie, tous les regrets, toutes les souffrances de l’humanité résonne dans cette musique et dépasse largement la sphère chrétienne. »
La version musicale choisie est celle de Karl Richter 1959, un enregistrement de référence avec, entre autres, Dietrich Fischer-Dieskau, avec les chœurs et l’orchestre Bach de Munich, et, disons-le d’emblée, les danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève, dirigé par Philippe Cohen, sont vraiment exceptionnels.
Une autre passion commence par une fermeture : une haie de panneaux blancs interdit la vision d’un au-delà suggéré par la musique ou évoque le tombeau laissé vacant par la ressurrection. Tout de blanc vêtus, les danseurs apparaissent bientôt, en courses légères, formant voltes et volutes dans cet espace que la blancheur défend. La chorégraphie, habilement construite, incite au vertige car elle convoque la danse au bord d’un précipice : celui du vide qui la hante. Sa gestuelle travaille les corps dans l’épaisseur, la profondeur. Il en résulte une force rude, qui oscille de l’emportement à la plus extrême retenue, chacun de ces états renfermant la même acuité de violence, et la même intensité de douceur. Entre chacun des chœurs, les panneaux se referment pour laisser place aux images filmées, sortes d’élégies visuelles qui gardent leur part de mystère : le corps de Pontus Lidberg flotte dans une eau sombre, au fond de laquelle on distingue des corps par la vie désertés, des êtres déshumanisés, artificialisés, réifiés.
Galerie photo : Gregory Batardon / GTG
Le voyage de la scène à la vidéo est un cheminement poétique, la danse progresse... sur la pointe des pieds comme par peur de troubler le fragile miracle de cette énigme filmée. Très écrite, sa gestuelle tranche l’espace, le creuse, inscrivant peu à peu des fragments d’histoires non résolues. Cette infinitude ouvre une sorte de pulsation au sein même de la chorégraphie, un battement lié au manque, à l’absence qui, soudain, force à être là. C’est en ce sens que Pontus Lidberg respecte la partition au plus près. Non en l’illustrant ni même en s’inspirant du contrepoint cher au Cantor de Leipzig, mais en allant puiser à la source de l’émotion musicale. Certains duos ont la folie de l’amour à mort, certains trios sont somptueux et graves, les ensembles semblent tissés avec les fils de la vie. Il se dégage une notion mise en danger, d’angoisse essentielle. Avec la danse, les corps deviennent calligraphies. Avec la vidéo, ils sont emblème d’un monde souterrain, tragique et mystérieux, porteur d’un charme volatil comme arraché à la nuit, à l’obscurité de ses rêves, et nous invite à un savant travail de déchiffrage de chaque scène filmée. Un agneau qui nage que l’on suit en contre-plongée. Un jeune garçon qui, en sombrant, lâche son agneau en peluche et nous retourne le cœur.
Galerie photo : Gregory Batardon / GTG
Alternance de lignes aussi claires et fluides que les robes des danseuses et de sombres échappées, la chorégraphie d’une concentration extrême, travaille les clairs-obscurs, fouillent les consciences, réveillent une mémoire enfuie, d’incantations vibratoires, très intériorisées. Dans la mise au tombeau, les danseurs viennent s’écraser contre le mur comme autant d’oiseaux affolés. Mais celui qui passe, semblant promettre l’éternité, esquisse un adieu qui se répète infiniment comme on déplie le temps.
Agnès Izrine
28 mars 2017 - Théâtre des Nations, Genève. Jusqu'au 6 avril 2017
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