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« WormHole » d’Etienne Rochefort
La nouvelle création de la compagnie 1 des Si investit un état de corps entre robotique et apesanteur. Du mime corporel en odyssée stellaire…
Le geste segmenté est tout sauf un inconnu dans le monde de la danse. A partir de la chronophotographie d’Etienne-Jules Marey, il a inspiré le mime corporel d’Etienne Decroux, la base du courant actuel de théâtre gestuel ou corporel (physical theatre). A travers les branches plus classiques du mime, il n’est pas resté sans influence sur le hip hop. D’Etienne (Marey) en Etienne (Decroux), cette filiation de chercheurs-ès-geste vient d’en intégrer un troisième, en la personne d’Etienne Rochefort, chorégraphe et fondateur de la Cie 1 des Si.
Trou de ver et trous noirs
Dans WormHole, rien n’est étanche. Rochefort et ses co-interprètes passent des ralentis les plus radicaux jamais vus sur un plateau à une élasticité absolue permettant de porter des figures de breakdance vers une nouvelle relation à la gravité. D’une abstraction poétique surgissent des gestes rappelant des activités de la vie concrète, portés par un séquençage du geste. Dans son esprit futuriste, WormHole possède donc des tableaux intensément liés à Decroux.
Le hasard a voulu que Pôle Sud, coproducteur du spectacle, a accueilli WormHole au moment même où Strasbourg rend hommage au Mime Marceau. Le plus célèbre des élèves d’Etienne Decroux est effectivement un enfant de la ville, laquelle met Marceau au centre d’une grande exposition intitulée Le Pouvoir du Geste. Vive et éclectique, elle retrace l’histoire de l’art du mime, de Deburau au hip hop en passant par Decroux, Marceau, Michael Jackson et autres David Bowie(1).
WormHole y ferait bonne figure. Variant les gestuelles pour glisser de l’Evolution de l’espèce humaine vers des odyssées interstellaires, cette pièce envoie cinq hommes sur une mission d’exploration : L’élasticité du corps humain peut-elle soutenir celle de l’espace et du temps ? Le geste est ici interrompu et comme avalé par une succession de trous noirs. Mais il ressurgit immédiatement à son point de départ dans l’espace, comme si les actions des danseurs avaient lieu simultanément, dans des lieux différents.
Kubrick et break
Vêtus de combinaisons grises et scintillantes, les corps deviennent des surfaces de projection et entrent dans un état jusque-là inconnu. A la fois robotiques, au geste saccadé et machinal, ils procurent tout autant une sensation d’apesanteur. Se trouvent-ils à ce moment précis dans le fameux trou de ver, le wormhole, qui permet, selon certains scientifiques, de passer d’une dimension de l’Espace à une autre, laquelle existerait tout en se dérobant à nos sens ?
Soucieux de chaque détail de sa gestuelle, Etienne Rochefort crée pourtant une dimension d’abstraction et d’ensemble qui fascine par l’état de corps ainsi suggéré. L’empathie marche à fond et dispense WormHole de toute narration. Du hip hop qui a nourri son travail chorégraphique plus que tout autre univers, Rochefort conserve l’intense rapport au sol, les techniques dérivées du mime créant des illusions d’optique et autres éléments qu’il amène vers le point le plus éloigné des stéréotypes de la breakdance, sans aller jusqu’à rompre le fil qui le lie à ses racines.
Car Rochefort est un artiste universel qui aime se nourrir de mangas, d’univers musicaux comme le scratch et surtout de cinéma. Aussi il s’inspire de Stanley Kubrick pour prendre sa propre pièce à contrepied et passer à une situation théâtrale. Grâce au travail précis et hyper-rapide des danseurs, une nouvelle situation scénique surgit ex-nihilo. En une fraction de seconde nous passons de l’abstraction spatiale à la vie sociale d’une poignée de terriens ordinaires.
Atterissage en grommelot
Une table et des chaises. Cinq hommes dans une cuisine. L’un d’entre eux (Marino Vanna ) parle, explique, gesticule. La langue de son discours-fleuve est un grommelot aux accents flamands et indiens. Mais d’une partie à l’autre de WormHole, une chose ne change pas. En pleine action, les personnages semblent s’échapper vers d’autres états de conscience, pour revenir vers le point de départ, comme retenus par des élastiques. Pour expliquer la succession de deux tableaux aussi différents l’un de l’autre, Rochefort se réfère, justement, à 2001: A Space Odyssey de Kubrick.
Mais sans cadre narratif, le spectateur peine à accorder au trou de ver une existence concrète. WormHole est de fait composé de deux pièces différentes. Au spectacle vivant, le passage-éclair d’un univers à l’autre est à la portée de tous. Sans parler du cinéma… Par contre, sa raison d’être dramaturgique doit être identifiable à l’intérieur du spectacle, plutôt que dans un trou de ver dont personne n’a encore su prouver l’existence. Et si dans Wormhole le passage de l’odyssée spatiale à l’appartement en colocation se faisait par un chemin qu’on appelle entracte ? Authentifié et testé depuis des siècles, ce dispositif permettrait de joindre du concret à toutes les hypothèses chorégraphiques évoquées.
Thomas Hahn
Vu à Pôle-Sud, Strasbourg, le 7 mars 2017
WormHole d’Etienne Rochefort, Cie 1 de Si
Chorégraphie, mise en scène : Étienne Rochefort
Aide à la mise en scène : Jérôme Douablin
Lumières : Odile Ribière
Musique : Jimmy Febvay
Costumes : Mathilde Marie
Interprétation : Etienne Rochefort, Marino Vanna, Maxime Cozic, Nathanaël Lecoeur, Florian Albin
(1) Le Pouvoir du Geste, du 1er au 26 mars 2017, à L’Aubette, 31 place Kléber à Strasbourg. Entrée gratuite.
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