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« 1080 – art de la fugue » de Mié Coquempot
La musique de Bach rendue au trouble, dans une pièce de haute composition, contaminée par l'insolite. A voir en ouverture du festival June Events les 2 et 3 juin.
On n'a jamais pensé qu'un élément de scénographie suffise à tout capter d'une pièce chorégraphique. Voyons-y une marque ou un symbole. Dans 1080 – art de la fugue, pièce créée par Mié Coquempot au Manège de Reims, une sorte de muret surélevé barre le fond de scène. Voilà qui est net, aigu, tranché. On y verrait un signe de l'extrême rigueur compositionnelle qui empreint l'univers de Jean-Sébastien Bach. Sur une heure trente de durée, 1080 – art de la fugue donne à entendre l'intégralité de la fugue BMW 1080, de ce compositeur.
De loin en loin, plusieurs des neuf danseur.se.s entreprennent de se hisser sur ce support. Ils se lancent dans la délicate tentative de le parcourir dans sa longueur. Cela fait appel à toutes leurs ressources de funambule, pour tenir l'équilibre, ainsi perché. Cela se solde avec des succès variables. Mais sans rien de grave. On ne tombe alors que d'une hauteur de deux ou trois dizaines de centimètres. Et la vie – la danse – continue.
Cela en dit un bout, sur la façon dont Mié Coquempot a entendu la fugue de Bach. Cette chorégraphe nous a accoutumés à de brillantes, d'entraînantes pièces de composition chorégraphique étayée par son goût et son savoir très pointus en matière d'écoute musicale. On pourrait la dépeindre en Teresa de Keersmaeker à la française, avec toutefois un on ne sait quoi de moins consacré dans la gloire et l'emphase.
1080 – art de la fugue nous laisse à présent avec la sensation d'une page qui se tourne, pour écrire un nouveau grand chapitre. Il y a du sacrilège possible dans la façon dont Mié Coquempot s'autorise, de temps à autre, à recouvrir la musique de Bach par des lectures de textes. L'une de ces lectures fait entendre une analyse musicologique de l'écriture contrapunctique du célèbre compositeur, d'un tel niveau savant que le spectateur béotien a tôt fait d'en perdre le fil, alors que tout paraît se noyer dans une vague plus forte, qui emporte tout au-delà de l'intelligibilité, dans les parages de l'insolite.
La fugue BMW 1080 fut l'oeuvre ultime de Jean-Sébastien Bach. On y voit atteintes les limites d'un absolu du grand art de la rigueur compositionnelle. Oui, mais elle est ultime au point d'en avoir été laissée inachevée. C'est ce que la chorégraphe a voulu entendre comme un appel à un dépassement, une utopie possible, dont elle a décidé de faire son affaire. Cela nons sans rappeler que le compositeur allemand fut aussi le contemporain des grands craquements intellectuels et sociétaux de la modernité occidentale prenant son expansion.
Cela se manifeste, à un tournant de la pièce, par l'effondrement partiel d'un lourd rideau de fond de scène. Egalement par une longue entreprise collective de déconstruction de l'intégralité du tapis de sol, et son retournement sens dessus dessous. Ce sont d'autres termes du langage scénographique, tandis que la créatrice des lumières, Françoise Michel, s'en tient à de sobres plages de clarté incisive, pleines de vigueur (re)fondatrice. Le plateau sera le lieu d'une puissance déménageante qui émane de Bach, autant qu'elle s'exerce sur lui, assez irrespectueuse, mais touchée par la grâce de l'esprit de fantaisie.
Mié Coquempot a trouvé un complice dans cette équipée empreinte de folie douce. C'est un personnage qu'on remarque à peine au début, assis en position d'observateur de l'action, en bord de scène à proximité des supports roulants où les danseur.se.s viennent déposer et emprunter des éléments de costumes, au gré d'incessants changements de looks. Peu à peu, on reconnaîtra qu'il s'agit de La Bourette, le propre créateur des costumes du spectacle.
A La Bourette, on doit l'accompagnement de moments remarquables du renouvellement des esthétiques chorégraphiques des deux dernières décennies. Egalement figure de la nuit, La Bourette oscille entre magnétisme de star et anonymat des métiers de coulisses. 1080 – art de la fugue le révèle avec une logique transgressive, qui nous le fait voir muer lui-même en performeur parmi les danseur.se.s. Il a paré ceux-ci de tout un éventail de blouses, de cols, de jabots, de collerettes, de coiffes, de toisons, de gaines, de corsets, qui indiqueraient un potentiel baroque, où Bach délaisserait l'austérité des orgues des temples protestants de Leipzig, pour exciter des échappées festives à la façon Grand siècle.
Mais avec quels pas de danse exprimer cette embardée visionnaire ? Mié Coquempot aura composé son art de la fugue sur le fil d'un onirisme savant. Elle n'y renonce en rien aux grandes formes que lui permet une distribution ambitieuse. On voit les lignes se dessiner, parfois une ronde se dégager, mais comme émanant de la structure tout autant qu'en l'édifiant, pour la laisser mouvoir en déteinte sur un autre plan. Un foisonnement tranquille, empreint de nonchalance élégante, orchestre, sur un rythme de phrases brèves, un grand bal de combinaisons solistes, ou à deux, trois, etc, jamais astreint à un ordonnancement en apogées d'unissons démonstratifs.
Citant les pouvoirs de la danse, et ses formes, les tableaux peuvent se conjuguer en architectures canoniques, avec arrêts sur images, déjà en train de se désagréger, en épilogue de postures incongrues, situations insolites et gestes aussi ambigus que finement dessinés. A ce compte, toute place est laissée à une pleine interprétation, très singularisée, par chacun.e des danseur.se.s, investi.e dans ce grand projet en liberté. On ne l'attendait pas : une chorégraphe a su pousser amicalement un géant de l'art européen dans le temps des troubles. On a cru y déceler quelque atmosphère nietzchéenne. Et en tout cas y vivre un grand moment.
Gérard Mayen
Spectacle vu (en création) le 26 janvier 2017 au Manège, scène nationale de Reims.
Les 1er et 2 juin 2017 en ouverture du festival June Events - Atelier de Paris Carolyn Carlson, à la Cartoucherie de Vincennes.
Le même soir Pavane d'Aurélie Berland
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