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Nijinski par Brigitte Lefèvre

Brigitte Lefèvre a monté les Cahiers de Nijinski que l'on pourra découvrir à Chaillot-Théâtre national de la Danse du 3 au 24 novembre, puis à Suresnes le 1er décembre.

Il est peu de lecture aussi émouvante que ces Cahiers fiévreusement remplis, à l’hiver 1918, par un Vaslav Nijinski sur le point de basculer dans la schizophrénie. Celui qui avait été et demeure le plus grand danseur du XXe siècle y livre, dans une prose déjà au bord du gouffre, ses pensées, souvenirs et sentiments sur son art et sa vie.
Brigitte Lefevre et Daniel San Pedro ont répondu au désir de Clément Hervieu-Léger, de la Comédie-Française, d’interpréter ce personnage déchiré et ont souhaité qu’il soit accompagné par Jean-Christophe Guerri, tel un partenaire portant sa propre ambiguïté.(lire aussi notre critique)

DCH : Brigitte Lefèvre, vous allez présenter à Chaillot votre mise en scène, en collaboration avec Daniel San Pedro des Cahiers de Nijinski, quelle est votre vision de ce danseur d’exception ?

Brigitte Lefèvre : Nijinski est un personnage singulier. C’est un mystère. Il fait partie des personnalités mythiques, voire mythologiques, de la danse, comme Rudolf Noureev d’une certaine façon. Je ne l’aurais jamais abordé si le hasard ne m’avait pas guidé vers cette rencontre. J’avais vu la très intéressante interprétation de Recep Mitrovica qui lisait ce texe des Cahiers. C’est Clément Hervieu Léger qui m’a poussée à faire cette mise en espace qui est pour moi une sorte de rencontre du corps de l’Autre.

DCH : Comment l’avez-vous abordé ?

Brigitte Lefèvre : Dès le départ je savais ce que je voulais : cette scénographie avec une pente qui confine au vertige, comme un papier qui se déroule, et qui peut évoquer, si on veut, la montagne de Saint-Moritz d’où Nijinski a écrit ces « Cahiers ». Et je voulais absolument un deuxième personnage qui n’était en aucun cas, un double de Nijinski, ni Diaghilev, ou autre. Je voulais que l’acteur, qui n’est pas danseur, puisse avoir des reminiscences de mouvement, comme des impatiences dans les membres, comme pouvait peut-être avoir Nijinski…

DCH : Quel est pour vous la substance de ces Cahiers ?

Brigitte Lefèvre : Pour moi, c’était cette pensée incroyable de Nijinski à la fin de sa vie, qui ne peut plus danser. Même si des années plus tard, on voit cette photo, prise au sanatorium en 1939, avec ce fameux saut qui représente pour moi « l’entre ». Entre l’immobilité et l’action, l’enfermement et la danse – le saut, mais ensuite, il faut retomber… et jusqu’où il va tomber… Ça m’a beaucoup animée dans ma recherche. D’une certaine façon, je dirais même que nous avons été guidés, sans vouloir jouer les mystiques on se demande, comment ? par qui ?. Cette évocation de l’homme à travers le texte des Cahiers me bouleversait, je rentrais le soir, avec parfois les larmes aux yeux en pensant à lui, pour de nouveau l’invoquer.

Comment vous y prenez vous pour le faire revivre sur scène ?

Brigitte Lefèvre : Le travail c’est ce tissage, en pensant à lui, à ce que ce texte signifie. En fait, ce jeune garçon a passé sa vie sous tutelle. D’abord son père, ensuite son professeur de danse – et à l’époque, ils n’étaient pas tendres – ensuite Diaghilev, puis sa femme, Romola, puis les médecins. Finalement, sans penser qu’il est puéril, il a traversé sa vie en restant innocent. Il a un côté qui me rappelle l’Idiot de Dostoievsky.

Pensez-vous que ces contraintes qu’il a subies ont généré une façon d’y échapper par le haut, une partie de son génie, en somme ?

Brigitte Lefèvre : Je pense au contraire que c’est cette contrainte permanente qui a été sa folie. Le talent était là. Bien évidemment la stimulation de gens qui attendent de vous le meilleur peut vous aider, mais il faut que ce soit équilibré. Il était vraisemblablement entre une énergie très puissante qui s’imposait à lui et une énergie très brûlante qu’il avait en lui.
Le problème c’est qu’il a toujours eu des gens qui se sont substitués à lui, à sa pensée. Certes, on peut dire qu’à l’époque où il crée Till Eulenspiegel (1916) sa grande période est derrière lui. Est-ce parce qu’il n’y a plus la contrainte de Diaghilev ? Mais il est dans d’autres contraintes, notamment familiales, et dans ses interrogations sur sa sexualité. Il a traversé la guerre, tous les paysages de guerre. C’est quelqu’un qui a une forme d’ultraconscience des choses. Il a été happé. Par ces gens ont voulu scénarisé qui il était, ce qu’il était. Il était très convoité, très aimé.
Dans la danse, il faut être rebelle et discipliné. Mais lui a été plus révolté que rebelle. Il a traversé des périodes terribles et Diaghilev avait cette perversité de l’utiliser.

Vous parlez de la guerre, et la Révolution qui suit font de lui un être déracinné, il arrive au sens propre à un point de non-retour. Il ne pourra plus jamais rentrer en Russie…

Brigitte Lefèvre : Asile, droit d’asile… Il ne faut pas psychanalyser… Il est profondément russe. À un moment donné il est pris par un espèce de mysticisme, la fin est christique.

Finalement, qui est-il ?

Brigitte Lefèvre : Ce que je trouve intéressant c’est qu’on est informé sur cet interprète extraordinaire dont on n’a aucune image animée. Mais les photos sont à tomber. C’est d’une sensualité… On le voit bouger. Je ne sais pas ce qu’il a apporté aux chorégraphes, notamment quelle est sa part d’improvisation chorégraphique dans Petrouchka. Je pense qu’il a dû apporter beaucoup. Il a cette faculté rare d’invention. On ne retrouve aucune influence de ce qu’il a dansé dans ses chorégraphies. Et puis il y a ce travail énorme qu’il a mené avec Stravinsky et Debussy. C’était un bosseur. Il est aussi dans ces partitions. Le Faune c’est une promenade, un déroulement. On parle du voile, mais cette façon qu’il a de danser, il est lui-même le voile, il est là et ce cri magnifique à la fin. Moi, je crois le voir. J’ai vu de très beaux interprètes, et ce n’est peut-être pas les plus grands, car il y a encore cette part d’innocence dans le Faune.

Propos recueillis par Agnès Izrine

Chaillot - Théâtre national de la Danse du 3 au 24 novembre 2016
http://theatre-chaillot.fr/brigitte-lefevre-daniel-san-pedro-vaslav-nijinski

Théâtre de Suresnes Jean Vilar :  le 1er décembre 2016
http://www.theatre-suresnes.fr/2016-les-cahiers-de-nijinski

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